Le collectif à l’école : sortir de l’apprentissage de son dégoût.

 

Par Laurent Ott,

Educateur et enseignant,

docteur en Philosophie.

 

 

  L’école, dans ses pratiques dans les discours de ses acteurs se représente volontiers comme un espace collectif. La nécessité de vivre en groupe, d’adapter son comportement à des réalités liées à cette dimension est perpétuellement rappelée aux enfants comme aux parents.

 

 La plupart  des règles de l’école se justifient couramment dans les discours comme dérivant d’une nécessité issue de cet « état de collectivité », de cette « situation nombreuse », et non pas d’un projet éducatif.

 

  Toujours, le groupe est invoqué pour justifier des limitations d’usage (« Il n’y en pas assez pour tout le monde ») ; de liberté de circulation (« Qui va surveiller ? ») ; de liberté de parole (« Si tout le monde faisait comme toi ») ; de liberté pédagogique et même d’apprendre tout court (il ne faut pas aller trop vite dans les apprentissages ; il n’y  a pas de temps pour approfondir un point qui motive un élève, ou d’en aborder un autre qui n’est pas prévu).

 

  Ces discours sont omniprésents dans le monde scolaire ; on commence à les entendre en maternelle, quand ce n’est pas à la crèche ; ils se poursuivent à l’université. S’ils sont volontiers véhiculés par une quantité étonnante de professionnels, directeurs,  enseignants de tous niveaux, surveillants, CPE, assistants d’éducation, animateurs périscolaires, ils ne font pourtant l’objet d’aucun apprentissage de formation initiale ; ces discours ressortent quasi automatiquement dans la bouche des acteurs éducatifs, sans doute grâce à leur propres souvenirs de scolarité et de ce qu’ils ont entendu eux mêmes, mais surtout énormément par pur mimétisme. A l’école, on tient ce genre de discours, sans jamais l’interroger, juste parce que tout le monde le dit.

 

   Or, l’image de la collectivité implicitement véhiculée dans ces discours et pratiques est très péjorativement connotée ; il n’y aurait pas de peine à déceler dans cette « prégnance » les restes d’une tradition républicaine bonapartiste de la conception  de la citoyenneté ; l’individu est appelé à se limiter par le groupe et non pas à s’enrichir de  lui, se transformer ou se construire.

 

  On est bien ici dans une conception ancienne de la citoyenneté de type « révolution française », qui a consacré la place de l’individu et du coup renvoyé le collectif comme un mal nécessaire juste bon à borner les libertés individuelles.

 

   L’école charge ainsi toujours la collectivité de tous les maux ; peut être nostalgique de l’idéal de préceptorat du XVIIIième siècle, elle semble persuadée que le groupe est un « pis aller » imposé par des mesures d’économie.  Si on était moins nombreux ce serait toujours mieux, si on était en tête à tête, la réussite viendrait à tout coup. Même si on n’en est pas sûr (car tout enseignant sait quand même ce qui se perd comme dynamisme et désir d’apprendre quand on se retrouve face à un enfant seul), on le laisse tout de même croire (Ott; 2004).

 

   Or, au même moment où il charge le collectif de tous les maux, au moment même où il souligne son importance même négativement, il est rare que l’enseignant se sente responsable de la question, de la qualité ou de l’évolution de ce même collectif. Dans le système scolaire, sauf chez les professionnels engagés dans certaines pédagogies toujours nouvelles depuis les années 20, on se contente de constater la qualité plus ou moins bonne d’un  collectif. Qui n’a pas entendu les enseignants dire qu’il en est des classes d’enfants comme des années pour les vins ? Il y en aurait de bonnes et de mauvaises ; nul ne ensemble savoir d’où ça vient. Et des classes d’âge entières d’enfants s’entendent dire tout au long de leur scolarité qu’ils constituent un group moins apprécié que celui d’une année précédente quand il n’est pas considéré par l’enseignant comme le pire de sa carrière.

 

  L’éducation au collectif est toujours aux abonnés absents des formations professionnelles des enseignants que ce soit dans le premier ou le deuxième degré (on ne parle même pas du supérieur) ;  si on s’attarde indéfiniment sur les questions de didactique, si on évacue la question de la pédagogie par de rares cours isolés, presque rien n’est transmis du côté de la psychosociologie, encore moins du côté de la pédagogie collective. On se bornera au mieux d’évoquer certaines questions d’organisation spécifiques, de rares outils préconisés par les textes (les délégués, le conseil de classe, l’heure de ceci ou de cela), et de donner des conseils très pratiques et non analysés concernant les règles à imposer (ou à faire adopter et écrire « spontanément » par le groupe) : l’intimidation des leaders, le refus des relations personnelles,  la distance à conserver, le style de gestion de classe, etc.

 

 

Ce qui est évidemment curieux c’est que cette absence soit une constante alors que l’immense majorité des nouveaux enseignants se déclare justement en grande difficulté sur la gestion du collectif dans un contexte de grande hétérogénéité sociale, culturelle, de niveau, etc.

 

Il ne faut donc pas trop compter sur l’école pour éduquer les enfants à la vie en collectivité ; cela peut paraître surprenant de le dire, tellement on est persuadé de l’inverse (Laffitte- 1997) ; c’est que l’on confond ici habitude et éducation, expérience et connaissance. Certes l’école donne à l’enfant l’expérience du collectif, mais ce n’est pas pour cela que cette expérience est travaillée, qu’elle donne lieu à une évolution des individus vis-à-vis du collectif et à une éducation des collectifs aux mêmes.

 

Cela ne serait peut être pas trop grave, si les milieux sociaux compensaient cette éducation défaillante. Après tout, ce déni d’éducation au collectif de l’école ne date pas d’hier, mais ce qui est plus récent malheureusement c’est la disparition des milieux sociaux homogènes (le milieu ouvrier, le milieu paysan, le milieu bourgeois) avec toutes les pratiques collectives, suivies, de co-éducation que ces milieux prodiguaient de façon tout à fait naturelle (Galichet- 2003).

 

 Aujourd’hui, une majorité des enfants a plus de loisirs, certainement plus d’activité, mais la possibilité de prendre conscience d’appartenir à un milieu uni par une communauté de destin est devenue plus que problématique. La lutte des places semble avoir remplacé la lutte des classes et même au sein d’un même quartier, d’une même ZEP, d’une même classe, les enfants ont certainement plus souvent l’occasion de se sentir concurrents que semblables.

 

On sait faire autre chose, ce n’est pas plus cher mais c’est devenu très difficile. Depuis le début du siècle, la pédagogie Freinet reprenant à son compte le travail et la pensée des Makarenko, Korczac et autres grands pédagogues, invite chaque enseignant et l’école dans son ensemble à revisiter cette conception dramatique de la collectivité qui la traverse.

 

  En pédagogie Freinet, le groupe n’est pas la limitation de l’individu ; il est, au contraire,  l’espace indispensable au développement de son expression. Dans un groupe structuré par l’adulte, habité par ses participants, investi par tous ses acteurs, le groupe est un milieu éducatif ; il apporte la sécurité affective nécessaire pour que ses membres s’autorisent à être différents et à s’approprier les différences des autres.

 

Il est toujours assez intrigant de constater que les groupes les moins solidaires, les plus violents vis-à-vis de leurs membres (de nombreuses classes de la maternelle au lycée en fournissent l’exemple) interdisent et rendent impossible l’expression personnelle. Dans de tels groupes , on se tait, on ne montre ni ne dit rien de ses émotions ; on les cache, on s’applique à être conformes à un standard décidé ailleurs et auquel on s’identifie d’autant plus fortement qu’il nous est imposé sans possibilité de le modifier.

 

Ces groupes là, désinvestis par les adultes, souffrent d’une double peine : à la violence qu’ils laissent régner en interne s’ajoute  la mauvaise image et les pénalisations collectives de la part des institutions ; retenues, sermons, invitation à la délation, découragement et manque de motivation des enseignants, abandons parfois, « coups de gueule » se renforcent avec le temps dans la fréquence et dans l’intensité.

 

Dans ce genre de groupe, il y a peu de solidarité, et peu d’entraide ; les jeunes qui le composent adoptent eux aussi une image négative du collectif ; ils expriment tout haut et souvent sur le mode du défi qu’ils se sentent des individus, qu’ils ne sont pas concernés par les autres, que leur idéal de vie c’est la réussite individuelle et l’autarcie ; on n’a besoin de personne. Si les membres de tels groupes revendiquent malgré tout une appartenance collective, celle ci est toujours d’autant plus fortement affirmée qu’elle est lointaine ; elle est de l’ordre du virtuel et de la nostalgie de la communauté idéale, dont on conservé l’illusion intacte, tellement la réalité était décevante : c’est le pays d’origine, l’appartenance communautaire ou ethnique, qui brille par son absence dans l’ici et le maintenant. Ces jeunes revendiquent tous d’être différents… de la même façon, sans vraiment avoir pu ou savoir exprimer un contenu qui leur serait vraiment personnel.

 

A l’inverse, en seize ans d’expérience de classes coopératives dans différentes ZEP, REP ou autres, je peux témoigner que les collectifs humanisés et humanisants permettent à leurs membres d’aller assez loin dans les différences interpersonnelles ; le collectif n’est pas menacé par l’originalité de ses membres ; on s’adapte dans de tels groupes à des enfants différents, on admet facilement des handicaps, on sait apprécier chaque membre pour ce qu’il peut apporter de spécifique aux autres. Il n’y a plus de trace dans les groupes qui travaillent à partir de la coopération et de l’expression libre pour un quelconque idéal d’homogénéité ; du coup la fréquentation d’autres qui s’expriment, qui prennent toute leur place favorise le développement et l’enrichissement de la personnalité des enfants.

 

On n’est plus dans l’individualisation mais dans la personnalisation des apprentissages ;    deux options s'opposent, en effet,  derrière une apparente similitude: personnaliser ou individualiser.

 

   Individualiser c'est organiser de l'extérieur un savoir sur l'intime du sujet, auquel ce dernier sera au mieux associé. Personnaliser, c'est au contraire permettre au sujet de produire sa parole et de la mettre en place du discours qu'on a sur lui, c'est lui rendre les rênes de sa propre éducation.

 

   Individualiser l'éducation c'est pour, le maître l'occasion, de faire preuve de sa science et de haute technicité: il va produire, adapter ou copier des foules d'exercices, de tests, d'évaluations, de situations d'apprentissage et les ajuster précisément  à l'enfant. Pas de doute, il devient alors une espèce de technicien, le détenteur d'un savoir à la fois didactique, pédagogique qui détiendrait des savoirs experts sur l'enfant lui-même.

 

   Personnaliser l'éducation, c'est s'ouvrir à l'expression de l'enfant, lui donner des espaces d'expression et d'écoute dans le groupe, dans des sous groupes et même tout seul. C'est l'appeler à imaginer, à créer son travail, mais aussi à le critiquer et à le faire évoluer tout en lui donnant toujours un sens collectivement reconnu. Bref, c'est aussi travailler, dans le long terme, le durable, vers l'autonomie, le sens critique, le projet de vie. C'est prendre l'enfant pour un tout global,  la fois affectif, cognitif, politique et social qu'il s'agira de faire évoluer harmonieusement dans toutes ses directions. (Ott ; 2001).

 

Or, ce n’est pas avec des individus que l’on peut construire à l’école un collectif qui soit réellement éducatif et porteur de citoyenneté, mais avec des personnes et cela suppose de travailler dans deux dimensions indissociables mais si souvent opposées en éducation, à savoir le développement de l’expression personnelle et une certaine créativité collective, au sein d’un groupe actif et porteur d’initiatives sociales.

 

La pédagogie Freinet a justement comme caractéristique d’allier et de tenir liées ces deux dimensions éducatives au cœur même de son projet ; par ses techniques d’expression mais aussi de communication, par la pratique de l’encouragement des enfants à aller vers un véritable travail d’utilité collective et sociale, la pédagogie Freinet met en lien le développement personnel des enfants avec leur participation à l’édification d’un collectif tolérant et citoyen, au sein duquel ils sont pleinement acteur.

 

    Contrairement à ce que l’on dit souvent, « on sait » construire de la citoyenneté à l’école ; cela est possible en partant des enfants, des parents et en adoptant une pédagogie de l’appropriation des lieux et du temps ; cela suppose par contre d’avoir un rapport libéré avec la hiérarchie, et la possibilité de faire reconnaître, de capitaliser et de diffuser des expériences réussies qui  ne soient pas seulement l’illustration des propos, du Ministre du moment.

 

 

Références :

 

Freinet, Célestin : « Education du travail » ; Delachaux et Niestlé ; 1978.

Galichet, François : "Citoyenneté une nouvelle alphabétisation"; SCEREN 2003

Laffitte, Jacques : « Mémento de pédagogie institutionnelle » ; éditions Matrice ; 1997.

Ott, Laurent :

*          « L’école au piquet- mauvaises pensées d’un instituteur de banlieue » ; Albin Michel ; 2001.

*          Travailler avec les familles (Eres 2004).