Par
Laurent Ott,
Éducateur
et enseignant,
Docteur
en Philosophie,
Fondateur
de l’association INTERMEDES/ Maison Robinson
http://fondation.intermedes.free.fr/
Les enfants issus des quartiers défavorisés
des grandes villes ont souvent des parents relativement exclus de la vie
économique, sociale et culturelle.
Par ailleurs, ils partagent souvent également
avec leurs parents un certain isolement familial ; parents déracinés,
séparés de leur famille élargie, parents isolés également qui doivent faire
face à des contraintes et à des exigences multiples.
Ces enfants, à la différence des enfants
issus des classes ouvrières mais insérées des trente glorieuses, n’ont pas non
plus la chance de connaître un milieu éducatif
extra familial ;consistant ; il est indéniable que jusque dans
les années 1970, il y avait en France trois types de milieux éducatifs qui
donnaient lieu à une enrichissement important de la vie sociale et éducative
des enfants, en dehors ou avec leur famille ; que ce soit le milieu
paysan, le milieu ouvrier ou même le milieu traditionnel bourgeois catholique,
la plupart des enfants, outre l’école, leur famille avaient fréquemment
l’occasion de participer à des collectifs durables ou réguliers, liés à la vie
sociale de leurs parents.
Ce milieu éducatif, était par ailleurs
souvent en lien avec le monde du travail et celui de la vie publique, voire
politique.
Ils
permettaient ainsi aux enfants de mieux comprendre leur famille, leur milieu,
leurs origines et conditions sociales mais surtout leur environnement proche et
lointain ; ils permettaient également à ces enfants de rencontrer des pairs dans des collectifs
enfantins organisés ; ils offraient ainsi une éducation à la collectivité
ainsi qu’une occasion de s’émanciper de la vie parentale et de sortir du
quartier.
La
perte d’influence sur les conditions de vie des enfants de ces milieux sociaux
a entraîné une réduction de l’insertion de nombreux enfants vis à vis de la
connaissance de leur environnement géographique, économique, social et
humain ; or, cette perte d’influence a surtout été forte pour les enfants
issus de familles isolées ou précarisées ; les milieux les plus favorisés
ont en effet souvent pu développer des alternatives ou des compensations à ce
déclin de vie sociale, en mobilisant leurs réseaux de connaissance ou en
faisant appel à des activités ou des service s de remplacements souvent
coûteux.
Les
milieux éducatifs ont été de nos jours fortement remplacés par des structures
professionnelles de loisirs ou de pratique culturelles, associatives ou de
responsabilité communale.
Cette
multiplication des lieux et activités offertes aux enfants et surtout aux
enfants des villes a consacré la professionnalisation du temps de l’enfant. Ces
structures progressivement animées par du professionnel formé et souvent
spécialisé ont permis le développement de pratiques hautement spécifiques vis à
vis des enfants avec une réglementation importante.
S’il
est indéniable que la professionnalisation de l’accompagnement de l’enfance a
bénéficié d’une progression extraordinaire en termes de qualité, de
sécurité, d’activités et de découvertes, il n’en est pas moins vrai que cette
progression a prioritairement été pensée pour répondre aux besoins des enfants
issus des classes moyennes dont le deux parents travaillent.
Le
besoin de temps de garde au sein de ces
milieux sociaux, du fait de la progression de l’emploi des femmes et de
l’allongement des temps de transport dans la périphérie des grandes villes a
connu en même temps le même type d’expansion dans les mêmes périodes.
Or,
s’il est vrai que c’est bien l’ensemble de la population enfantine des villes
qui bénéficie au moins ponctuellement et sporadiquement de la richesse des
activités pour enfants, et ce, grâce notamment à des politiques courantes
d’aménagement des tarifs en direction des foyers les plus pauvres, il n’en est
pas moins exact que les enfants de tous les milieux sont loin d’en bénéficier
de la même façon.
En effet, le besoin de garde n’est tout
simplement pas le même pour des enfants dont les parents ne travaillent pas ou
plus et quand il y a toujours quelqu’un à la maison. Du coup, même avec des
tarifs aménagés, la fréquentation régulière des structures de loisirs ou
culturelles apparaît souvent comme un luxe inutile. La fréquentation de ces
enfants a souvent tendance à être partielle, voire ponctuelle ou logiquement
opportuniste quand il s’agit de bénéficier de manifestations valorisées ou
coûteuses.
Ce
n’est d’ailleurs pas tant dans la durée de garde, ou la régularité de la
fréquentation que réside le fossé entre les besoins des enfants issus de
parents éloignés du monde du travail et de la vie sociale, vis à vis des
structures traditionnelles de l’enfance, mais également dans les outils
d’animation eux mêmes ; la pédagogie destinée à des enfants qui
fréquentent des structures ou des activités parce qu’ils ont du temps, mais qui
bénéficient par ailleurs au sein de leur famille d’une réelle insertion
culturelle et sociale, ne convient pas aux enfants qui n’ont pas les mêmes possibilités ; ces derniers
recherchent un accueil moins dépendant du cadre, moins axé sur l’activité, et
qui répondra plus foncièrement à leur besoin de relations personnalisées avec
des adultes disponibles et insérés. Ils apprécient faiblement le règles de vie
imposées aux collectifs enfantins et recherchent davantage un accueil plus
souple, plus personnel, mais aussi plus durable y compris en dehors des
horaires traditionnels des activités de loisirs, comme le soir ou le week-end.
Ils attendent aussi de ces accueils une plus grande liberté, notamment de
mouvement, plus en rapport avec leur propre vie quotidienne.
Ce
que vérifient les actions éducatives qui se déroulent en milieu ouvert, dans un
cadre bien plus souple et moins axé sur l’activité que les structures
classiques, c’est la disponibilité et l’attente d’une part importante de la
population enfantine pour des formes d’accompagnement des enfants
différentes .
Or,
le point convergent de cette attente est le suivant : ces enfants
attendent et espèrent un accueil
et un accompagnement dans leur
environnement même, dans l’urbain, dans la Ville.
Car,
si les enfants issus de milieux socialement et culturellement bien intégrés
peuvent accepter des structures de loisirs relativement confinées et coupées de
la Ville, c’est parce qu’ils bénéficient par ailleurs, grâce à leur milieu
d’une bonne connaissance et insertion dans leur environnement élargi, leur
Ville, mais aussi leur région.
Il
en va tout autrement pour les enfants issus de milieux plus défavorisés qui se
retrouvent le plus souvent confinés dans des espaces urbains réduits (leur cage
devant d’immeuble, leur quartier) dont ils ne comprennent ni la logique , ni
l’agencement global.
Du
coup, la découverte de l’environnement étendu à l’adolescence s’effectue
souvent sur le fond de désorientation, comme une sorte d’aventure en territoire
inconnu, avec ce que cela entraîne comme déplacements en bandes, prises de
risques et sentiment d’impunité quand on n’est plus chez soi, qui découlent de
ce sentiment d’étrangeté.
Il
s’agit bel et bien là d’une forme d’assignation dans l’ici et le maintenant que
vivent de nombreux enfants issus des quartiers défavorisés et qui se résume ainsi :
pauvreté de l’accompagnement adulte, faible insertion dans les structures de
l’enfance, peur de l’environnement étendu, captation dans des groupes d’enfants
non choisis et non régulés qui imposent une certaine violence à ses membres en
interne.
Bien
entendu, la connaissance de l’environnement par ces en,fants est
hétérogène : ils connaissent par exemple quelques points centraux de leur
Ville ne serait ce que pour les avoir fréquentés avec l’école (piscine
municipale, gymnases, bibliothèques) et parce qu’ils représentent de points
d’attraction ; mais c’est l’espace entre ces points qui le plus souvent
n’est pas connu ; de même la capacité de se déplacer seul en dehors du
quartier est rarement développée.
Et
si ces enfants connaissent bien entendu pour y être allés des lieux parfois
très éloignés de leur quartier (centres
de séjours dans d’autres régions, ville du pays d’origine), ces connaissances
sont souvent éparses et les enfants ont le plus grand mal à se faire une idée
des distances ou de l’espace entre ces points.
L’absence
de mobilité des familles due à leur exclusion de la vie sociale et économique
provoque une réduction importante de l’espace perçu et vécu par les
enfants ; mais d’autres facteurs viennent renforcer cette tendance :
les moyens de déplacement par les transports en commun restent souvent mal
connus ; et si ces enfants progressent, notamment à l’approche de
l’adolescence dans leurs déplacements, surtout en bus de ligne, ces progrès s’effectuent le plus souvent au
coup par coup, sur de trajets isolés que les enfants ont pu effectuer avec un
tiers. Il est beaucoup plus rare par
contre que ces enfants acquièrent un sens de l’orientation global dans le tissu
urbain environnant, en développant des raisonnements liés à la connaissance de
la géographie globale et aux capacités de déduction concernant le voisinage des
lieux connus.
Il
semble en effet que ces compétences, plus élaborées nécessitent un réel
apprentissage qui n’est en réalité donné ni par le milieu, ni par l’école ou
les structures de l’enfance.
Au
contraire, ces dernières années du fait de renforcements de la rigueur des
réglementations de l’accueil et de l’accompagnement des enfants, tant à
l’école,
que
dans les structures périscolaires, l’éducation aux transports a encore
régressé :
Ø avant les plans vigie
pirates renforcés, il était courant que les écoles de banlieue se rendent en
centre ville en utilisant les lignes de train ou de RER ; cela était peu
coûteux, pratique et apportaient une réelle éducation à la connaissance de
l’environnement ; les plans Vigie Pirates renforcés ont eu définitivement
raison depuis plus de dix ans de ces pratiques,
Ø les approches éducatives de
l’enfance basées sur l’éducation à l’autonomie et à la responsabilité sont
devenues autant rares que réservées à des enfants de milieux plus
favorisés ; les pratiques de scoutisme ont été durement mises en cause à
l’occasion d’accidents médiatisés, obligeant souvent les organisateurs à réviser
par le bas les risques des situations offertes aux enfants et aux
adolescents ; ainsi pour éviter les accidents et les contraventions à des
réglementations de plus en plus draconiennes, c’est l’éducation même au risque
qui s’est retrouvée proscrite du champ des pratiques éducatives et de loisirs.
Du coup, les expériences éducatives inspirées de ces pratiques sont réservées à
des adolescents de plus en plus âgés et surtout aux familles qui en font le
choix. Les enfants issus de milieux
défavorisés ont également souvent les parents les plus craintifs et les plus
inquiets concernant leurs déplacements. C’est
dans les familles les plus isolées que l’on constate le plus de refus de
départ des enfants, y compris en classe transplantée, voire même des refus de confier
ses enfants à des structures de loisirs professionnelles au motif « qu’on
ne connaît pas les gens qui vont s’en occuper ». Ce sont en effet ces
familles, les plus assignées à résidence qui reçoivent sans pouvoir les
relativiser par leur expérience directe, avec le plus de force les craintes et
les angoisses distillées par les faits divers, concernant les enfants enlevés,
abusés ou accidentés en dehors de la famille.
Bien entendu ces angoisses qui affectent les capacités de
responsabilisation des familles défavorisées vis à vis de leurs enfants
constituent une double violence : elles contribuent à exclure les enfants
des expériences éducatives
socialisantes d’une part, mais surtout elles égarent les enfants comme les
parents concernant la nature réelle des risques : les accidents
domestiques ou des enfants livrés à eux mêmes dans un espace proche constituent
un risque extrêmement plus important que ce qui préoccupe les médias ; de
même les abus de toutes sortes menacent bien davantage des enfants confinés
dans des lieux clos, connaissant peu d’adultes et qui ont développé peu de relations de confiance en
dehors de leur milieu …
Ø Au delà même de cette
éducation aux transports et à la connaissance de l’environnement défaillante
c’est toute l’éducation à l’autonomie de l’enfant qui est aujourd’hui en
péril ; en effet, en dehors des milieux qui font un effort particulier,
payant et volontaire à cet égard (envoi des enfants et adolescents à
l’étranger, dans des familles pratiques scoutes, camps et raids itinérants,
etc.) de nombreux enfants vivent des limitations incroyable s d’autonomie et de
déplacement au sein des institutions qui les accueillent ; de nombreuse
écoles limitent ainsi de plus en plus les déplacements d’enfants y compris dans
les couloirs ou pour se rendre aux toilettes ; les motifs invoqués
tiennent souvent, là encore à la médiatisation du traitement judiciaire de
rares accidents ; mais ils tiennent également à des constats négatifs
portés sur la capacité des enfants souvent issus de milieu défavorisés à a assumer de telles responsabilités ; on
entend ainsi souvent de la part d’enseignants, de directeurs d’école, de chefs
d’établissements « je ne les laisse pas se déplacer seuls, ils sont trop
perturbés », sans que la question de l’éducation à l’autonomie et au
déplacement ne soit abordée de façon globale ; si l’École ne le fait pas,
qui va mettre en œuvre une telle éducation à la fois pour tout le monde et
dans un cadre collectif et socialisé? Force est de constater que les pédagogies
qui se proposent de conduire une telle éducation à la responsabilité et à
l’autonomie progressive et raisonnée (pédagogies Freinet et institutionnelle)
sont aujourd’hui en grande difficulté face à la rigidification du système
scolaire et de la mentalité enseignante.
L’ensemble des éléments décrits plus haut s’imbriquent malheureusement pour constituer une forme d’assignation à l’ici et maintenant que vivent principalement les enfants issus de milieux défavorisés.
La conjonction des réglementations destinées à les protéger avec celles qui se proposent à l’inverse de réprimer les déplacements ou le stationnement d’enfants dans les espaces publics, les déplacements sans tickets interagissent aujourd’hui pour confiner les enfants des quartiers dans un espace réduit qu’ils ne comprennent plus et qui ne les comprend pas davantage.
Les pressions pénales ou morales qui s’exercent sur les parents ajoutent encore une chape à cet enfermement en contribuant à identifier l’environnement urbain et social comme une source de danger pour l’enfant, mais aussi, à travers lui, pour les parents eux mêmes. Pour y échapper les parents ont tendance à retirer leurs enfants des institutions dans lesquels ceux ci pourraient poser problème et renforcent ainsi leur isolement et le manque d’expériences éducatives qu’ils subissent.
Les enfants ne rêvent plus alors que de sortir de cet ennui ; mais sans éducation préalable, leur excursions à un âge plus avancé vient souvent malheureusement vérifier les peurs et les annonces initiales qui pesaient sur eux.
Une logique se dessine ainsi sur le plan global d’une politique sociale et éducative, à l’échelle du pays, voire même de l’international, entre enfermement dans une famille réduite, un quartier, et pourquoi pas dans un centre fermé et plus tard en prison pour une portion en augmentation d’enfants et de jeunes issus de milieux défavorisés.
Pour ne pas être implacable, ce destin n’en est pas pour autant rare et nécessite a minima qu’on se pose la question de bâtir de nouvelles politiques éducatives et pratiques éducatives qui tiendraient enfin compte de cette éducation à donner à la Ville et à la vie sociale, pour tous les enfants.
Pour cela, on ne peut plus se poser les questions que sous la forme unique et traditionnelle de l’aide à l’accès. Ce n’est pas seulement en aidant économiquement les familles que l’on parviendra à combler le fossé qui existe entre l’offre éducative et de loisirs actuelle et les besoins des enfants isolés. Il faut également développer et généraliser d’autres formes d’accueil comme l’accueil en milieu ouvert, les perman,ences éducatives de quartier ouvertes le soir et le week-end, l’accompagnement durable des enfants par des équipes stabilisées et valorisées, et une culture de l’animation qui devrait être moins axée sur la logique d’activité que sur la logique d’accompagnement de l’expression et de l’initiative des enfants.