La tour de Babel

 

Par Fabienne Messica,

Sociologue
membre du Cedetim et de la Ligue des Droits de l'Homme
tel: 06 63 73 37 39
auteur avec Tamir Sorek de "les refuzniks israéliens, ces soldats qui refusent de servir dans les territoires occupés". Editions Agnes vienot. 2002.
Animatrice du groupe contre la criminalisation des familles, AITEC , Association Internationale des Techniciens, experts et chercheurs.


Après des mois de débats, manifestations, outrances, insultes, après la mise sur pied et les conclusions de la Commission Stasi, après le vote d'une loi interdisant les " signes religieux " à l'école et en attendant une rentrée qu'on prévoit orageuse, voici quelques instants, une " vacance " propice à l'examen d'un désastre annoncé.

Tout a été dit et plus encore, sur les enjeux du débat sur le voile, qu'il s'agisse pour certains d'une menace pesant sur la laïcité et sur l'égalité entre hommes et femmes ,qu'il s'agisse, pour d'autres, d'une politique d'exclusion, discriminatoire, raciste et de toutes manières, dangereuse ; qu'il s'agisse enfin de la religion, des femmes, de l'immigration, de l'histoire, du colonialisme, de l'identité, des droits de l'enfant, des droits de l'homme etc…

Entre deux polarités, sont apparues des positions qui se voulaient plus nuancées. En vrac : contre la loi et contre le voile par exemple ou pour la loi mais avec discussion et négociation avec les jeunes filles, pour l'exclusion dans certains cas mais contre la loi ou arguant du fait qu'en matière de droits de l'enfant (ou du mineur), si ce dernier est victime, il ne saurait être puni par une exclusion scolaire etc…

Cependant, l'existence du " problème " du voile et ses modes de représentation sont discutables. Les observations ou situations jugées difficiles, les inquiétudes, les questions éthiques qui se posent aux individus, en particulier dans les institutions (écoles, hôpitaux) ne suffisent pas à créer un problème. Ce dernier est l'effet d'une décision. Dès lors, comme souvent dans l'histoire, c'est la solution choisie - l'exclusion scolaire conduisant à l'exclusion sociale - qui fait problème et c'est d'elle qu'il faut partir pour comprendre, comment cette question s'est imposée à tous.
Sans entrer dans le détail d'une polémique qui a servi d'exutoire aux peurs qui habitent cette société, sans examiner les trésors de démagogie qu'elle a fait fructifier, sans saluer les talents immenses qui se sont révélés dans le domaine - fort disputé - de la mauvaise foi, il est un premier présupposé qu'on peut interroger parce qu'il est partagé par tous : le voile est un signe religieux. Penser le voile comme ce qui interroge la relation entre les coutumes et le droit invite à visiter l'histoire, faite d'avancées et de reculs, souvent de compromis, entre la construction d'un droit égalitaire et universel à laquelle participe la laïcité et l'évolution des coutumes. Il a fallu des décennies, parfois des siècles, pour réformer un certain nombre de coutumes, en particulier celles qui participent à des " codes d'honneur " comme le duel. Autant ce débat qui porte sur les valeurs, les finalités, la relation entre droit et évolutions sociales semble légitime, autant la cristallisation sur le voile qui polarise ces questions sur une culture, semble vouée à contourner les véritables obstacles et à distraire des vrais enjeux.

Penser le voile sous l'angle du signe nous entraîne en effet dans un tout autre débat, dans une guerre des signes, une guerre du langage, un conflit au cœur de ce qui structure et définit l'humanité. C'est penser la manière dont l'humain se parle et risquer d'aboutir, par un processus de délégitimation du langage, à la destructuration d'êtres humains et à leur relégation. On ne peut pas comprendre la violence du débat si l'on n'admet pas qu'à travers " le signe ", donc le langage qu'on a prêté aux femmes voilées, on a voulu barrer les femmes, c'est-à-dire ajouter à l'interdit, l'interdit de l'interdit ; autant dire une mise au ban de l'humanité. De signes à stigmate, il n'y a qu'un pas. Les femmes voilées seraient porteuses d'un signe et en retour, elles recevraient une stigmatisation.


Le désordre des signes

Nulle part, dans le Coran, la Torah, le Talmud ou les Evangiles, le voile n'est assimilé à un signe : c'est une coutume ancestrale d'ailleurs partagée par les trois monothéismes sous des formes différentes et conservée par l'Islam sous la forme d'un interdit ou d'une prescription. Comment interdire un interdit ? En le transmutant, en le transformant en signe, en le frappant d'excès de langage et de significations de telle sorte qu'elles déborderaient de toutes parts et outrepasseraient notre capacité à concevoir. Puisqu'on ne peut interdire un interdit qui ne touche pas à l'intégrité du corps, on passe par le signe, on le surcharge de significations, on le rend inconcevable et ce qui est inconcevable ne peut, ne doit pas être. On s'affronte là, non seulement à l'impossible mise en transparence de l'être mais au fait qu'en prétendant à cette mise en transparence, on abolit les libertés. C'est pourquoi, il est clair que ce n'est pas l'aliénation que l'on combat par l'interdiction de l'interdit mais sa visibilité, sa démonstration, le fait que le voile, incontestablement, montre qu'il cache la femme. Interdire de montrer que l'on cache, est-ce là combattre efficacement la réalité de la sujétion des femmes qu'elle soit économique, sociale, culturelle ou religieuse ? N'est-ce pas plutôt montrer que désormais, dans notre société, c'est le spectacle qui régit les rapports sociaux et non ce qui détermine, en profondeur, ces mêmes rapports sociaux. C'est pourquoi, encore une fois, la solution est le problème : elle impose à toutes les femmes voilées qui ne portent que le voile de porter un signe, le signe. Elle entraîne, de ce fait, l'usage de ce signe comme manifestation avec des conséquences incalculables, notamment l'imposition de plus en plus fréquente du voile à des femmes qui ne l'ont pas choisi et sont contraintes à le porter comme étendard.


De coutume ou règle religieuse, le voile est donc devenu signe, emblème. Il est LE signe. Un simple signe ? Non, un signe " polysémique " c'est-à-dire là encore quelque chose d'inconcevable. Car un signe est censé transmettre un message reconnaissable par tous. S'il est polysémique, s'il y a autant de sens du signe qu'il y a de personnes qui le portent, il n'est plus un signe mais une manifestation comportant des tas de significations différentes. D'interdit ou prescription, le voile est devenu signe religieux ou identitaire et de signe, il est devenu " manifestation ".Ces glissements successifs conduisent à la fabrication du voile comme symptôme d'un véritable antagonisme dans la société, lequel tend à justifier la fabrication de l'ennemi, musulman ou occidental, dans une vision spéculaire entre Occident et Islam.
Dans ce contexte, la question de la condition de la femme et de la lutte contre les discriminations, deux questions qui sont de vrais enjeux perdent leur centralité parce qu'elles sont fréquemment évoquées de manière purement instrumentale par les deux camps qui s'opposent aujourd'hui. Pire encore, la fabrication du voile comme enjeu central dans notre société a créé les conditions de l'instrumentalisation des femmes, dans un combat où elles ne sont que le pré-texte et l'étendard d'une guerre de restauration entre d'une part, des mouvements musulmans dogmatiques et d'autre part les partisans d'une laïcité de guerre. Les femmes sont au milieu de la tourmente, dans le rôle de " l'autre femme ", femmes de mauvaises mœurs soit parce qu'elles sont voilées et incarnent alors " l'autre civilisation ", soit parce qu'elle ne le sont pas et incarnent alors les valeurs de l'Occident.
Les manifestations de racisme contre les femmes voilées mêlent rejet de l'Islam, des immigrés et rejet de la femme. La femme, son vêtement, son apparence, la femme et la mère, tout cela est saturé de sens, tout cela fait signe et fait signe, tout cela produit une fascination inquiétante. La femme est " autre " plus qu'elle ne l'a peut-être jamais été : elle rejoint ainsi la figure mythique d'un destin fatal - et fatalement féminin - auquel serait suspendu l'avenir de l'Occident et de l'Islam. Cependant, il ne faut pas abuser, même dans l'analyse critique, de cette distinction entre Islam et Occident car ces deux civilisations sont tout autant entremêlées que différentes, il y a une rencontre, une interférence de civilisations. Si on assiste à une cristallisation sur le voile, c'est moins le fait d'une culture sûre d'elle que d'une société qui vacille, attaquée de toutes parts dans ses libertés et ses conquêtes sociales. Car au moment même où on interdit le port du voile à l'école, on peine à résister à un mouvement puissant de remise en cause du droit à l'avortement, du travail des femmes et pour un retour à des mœurs familiales plus patriarcales.

La tour de Babel


Pour mesurer l'ampleur du désastre causé par une telle cristallisation, il faut également essayer de comprendre en quoi, non seulement la coutume du voile mais encore une série de concepts - jusque là compréhensibles, accessibles à la raison - ont été profondément altérés dans leur sens de sorte que, non seulement " les mots sont importants " pour reprendre la dénomination d'un collectif mais surtout, ils ne veulent plus dire la même chose alors qu'on continue à les utiliser comme si leur signification n'avait pas changé. La laïcité par exemple n'est pas un parti, elle ne se confond pas avec l'athéisme, elle ne s'applique pas aux citoyens mais aux agents de l'Etat, elle n'implique pas l'exclusion, dans la transmission des savoirs, des différentes théologies en tant qu'elles font partie de l'histoire des idées, bref, elle n'est pas anti-religieuse mais non religieuse. Non religieuse, elle vise néanmoins à soustraire la société à l'emprise des religions et de leur système social. Cependant, le fait pour des élèves de se plier à des règles religieuses tout en participant à tous les enseignements ou l'existence d'un enseignement des religions, non comme vérités mais en tant que philosophies et acteurs historiques ne sont pas contradictoires avec la laïcité. Le débat sur le voile, en drainant avec lui ce type de question , a entraîné une distorsion dans la compréhension même du concept de la laïcité qui n'est pas une religion de l'anti-religion mais un projet social. Il ne s'agit pas ici d'un antagonisme simplificateur entre ceux qui seraient pour ou contre le voile mais bien de la résurgence d'un conflit interne à la laïcité, entre partisans d'une laïcité " compréhensive " qui intègre la diversité religieuse et partisans d'une laïcité de guerre. Le voile a donc permis une revanche sur la loi de 1905 en faveur d'un mouvement de restauration de la laïcité de guerre.


À cette question fondamentale du langage et de la guerre des signes, s'ajoute donc une entreprise d'aliénation par l'altération, la distorsion même du sens qui atteint tous les concepts, y compris les concepts fondateurs de la république. La plupart des gens ne connaissent pas la loi de 1905 et ses subtilités. La loi de 1905 autorise les aumôneries dans les écoles, avec pour seule obligation, d'être ouvertes en dehors des heures de cours aux élèves s'y inscrivant volontairement et, bien entendu, de ne pas prêcher la désobéissance aux lois ou la sédition. Le but de la loi de 1905 a été de mettre fin à une laïcité de guerre au profit d'une laïcité tolérante qui reste ferme sur la distinction des sphères institutionnelles politiques et religieuses. Cette laïcité tolérante accompagnée de réformes sociales visant à faire progresser l'égalité, est à même de neutraliser d'éventuelles tentatives de reconquête par le pouvoir religieux du pouvoir politique (l'Etat), distinct de la sphère politique (ou de l'expression politique) qui ne peut être interdite à aucun groupe, qu'il soit religieux ou non (sauf dans quelques cas extrêmes tombant sous le coup d'autres lois, le négationnisme par exemple).

Le chaos des sentiments


Nombre de ceux qui ont prétendu défendre la laïcité participent donc en réalité à sa destruction. On objectera que ceci est abstrait et que, concrètement, les enseignants sont mis en difficulté lorsqu'ils enseignent l'histoire, particulièrement la seconde guerre mondiale, le génocide des juifs et certains points ou sujets sensibles. Peut-être. Mais ils sont enseignants et l'enseignement ne s'est jamais adressé à des individus " faits pour le recevoir ", on pourrait même dire que l'enseignement consiste d'abord à créer cette aptitude par des méthodes appropriées, objets bien entendu de réflexions et de débats. Or, si on décide qu'un certain nombre d'individus, du fait de leurs croyances, de leurs appartenances, de leur comportement sont inaptes à recevoir l'enseignement et que l'enseignement n'a pas pour but d'enseigner cette aptitude, alors autant dire que l'école comme droit pour tous est un projet dépassé.

Après avoir détruit la laïcité au nom de sa défense, puis l'école, au nom, encore de sa défense, parions que l'universalisme comme projet vivant ne résistera pas davantage à la tour de Babel où la guerre des signes alliée à la distorsion du langage conduit inévitablement à un chaos guerrier. Car si l'universel n'est pas ce qui englobe, au sein d'une même communauté universelle, la diversité des religions et des cultures (pour autant qu'en droit, elles ne touchent pas aux libertés fondamentales) ,il n'est plus de geste universel possible.

Une guerre de religions, d'identités, d'éthiques a été déclarée. Et c'est vers ce gouffre, dont nul ne sortira plus vivant, plus libre que nous attirent à la fois de prétendus universalistes qui sont en réalité, de manière consciente ou inconsciente, volontaire ou pas, des " occidentalistes " et, à leur opposé, des " anticolonialistes " qui sont parfois, des relativistes culturels cautionnant un différentialisme ,impliquant lui aussi l'abandon d'un universalisme concret. La lecture de l'affaire du voile comme résurgence du colonialisme tend à présenter la situation actuelle comme la reproduction pure et simple, avec pratiquement les mêmes acteurs, de la scène coloniale. Or, si le passé éclaire le présent, la situation actuelle est néanmoins totalement inédite et singulière et ses acteurs, en particulier les femmes qu'on ne peut réduire à la condition de victimes alors même qu'elles s'affirment comme sujets, ne sont pas identifiables à la figure du colonisé. Les femmes brouillent le tableau, elles se mêlent aujourd'hui à une situation qui ne se réduit pas à l'antagonisme colonisé-colonisateur ou exploité-exploiteur. Elles qui sont " barrées ", " signées " s'approprient elles aussi les signes, et dans certains cas, elles les subvertissent.

Mais la liberté

Cependant, malgré ces phénomènes de subversion, le port du voile n'est pas neutre, il renvoie bien à une réalité religieuse impliquant un certain rapport au corps de la femme, au fait de le cacher ou pas (donc à la femme elle-même). La défense des libertés individuelles ne nous soustrait pas à la question de la liberté, c'est-à-dire au fait que la manière dont chacun exerce sa liberté englobe la liberté de tous. Tout en restant fermes sur le respect des libertés individuelles, il faut mettre en perspective l'argument de " c'est mon choix ". Mon choix n'englobe pas que moi, je fais des choix qui dépassent ma simple personne et que je dois assumer en tant que langage englobant les autres, en tant que particulier, " individuel " et universel à la fois.

Le défi de la liberté se présente ainsi comme une double acceptation, apparemment contradictoire ou paradoxale : accepter le signe en tant qu'il est la vérité de l'autre, son interdit, son langage et surtout, en tant qu'il est dans le langage, notre définition commune d'hommes, de culture ; il est inacceptable que des hommes et des femmes, parce qu'ils sont musulmans, soient boutés hors du langage ; accepter que les libertés individuelles, si elles doivent être défendues, sont néanmoins comptables d'une signification qui englobe l'humanité entière . Les libertés individuelles ne se confondent pas avec la libération . Il n'est pas acceptable que puissent être remis en cause, de quelque manière que ce soit, les droits conquis par les femmes et le caractère universel de toute libération qui transcende nos différences culturelles et religieuses.