S’il est des domaines où l’action comme le discours du gouvernement sont particulièrement clairs (politique pénale, sociale et policière), il y en a par contre deux autres où les discours se croisent, se télescopent et où règne une certaine contradiction : ces deux domaines sont à égalité celui de la Famille et de l’École.
Vis à vis de l’École la position du gouvernement a été empreinte d’une grande ambiguïté ; si d’un côté, il n’a pas craint de s’affronter aux personnels éducatifs sur la réforme des retraites, à imposer une baisse du nombre des postes, et les gels de budgets, les deux ministres successifs ont par contre accompagné cette politique par des discours beaucoup plus ambigus sur leurs intentions .
Ainsi, tant L. Ferry que F. Fillon n’ont cessé de faire part à la presse de leur préoccupation majeure pour « l’autorité perdue des enseignants » ; celle ci serait à reconstruire et chacun d’ajouter que le Ministre sera toujours de leur côté dans cette bataille, qui est « fondamentale », qui serait même « la priorité » première en matière d’éducation.
Dans un autre domaine, les Conférences sur la Famille, les réformes des prestations familiales mises en place par le Ministère de l’Emploi et de la Cohésion Sociale ou de la Famille se sont accompagnées de discours particulièrement « familiaristes » : il faudrait favoriser par toutes sortes d’encouragements et de moyens le libre choix des familles en matière de garde et d’éducation et les soutenir.
A côté de ces dispositions apparemment favorables, au moins à un certain type de familles, on n’est pas passé bien loin, pour d’autres, de la confiscation possible des allocations familiales, en cas de problèmes d’incivilité ou d’absentéisme des enfants; la pratique des amendes, les stages parentaux ont finalement été « préférés » face à l’unanimité (pas si courante que cela dans un secteur morcelé et divisé) des critiques des intervenants sociaux et éducatifs contre cette mesure.
Globalement, on pourrait donc relever dans la politique des deux derniers gouvernements en matière d’action familiale et scolaire un équilibre et un mélange entre des intentions affichées de restauration d’une position d’autorité antérieure jugée plus favorable d’un côté, et des mesures concrètes, de l’autre, qui visent à entourer l’école comme la famille de mesures qui accroissent leurs risques et responsabilités respectives en matière pénale.
Ces deux instances sont ainsi exhortées tout à la fois de restaurer leur autorité tout en apprenant à se passer l’une de l’autre, voire à s’opposer de plus en plus entre elles. Car, au même moment, le développement des relations entre parents et professionnels ne sont décidément plus à l’ordre du jour ; exit la petite « semaine de parents à l’école » (S. Royal) qui ne représentait pourtant pas un effort bien important ; renforcés les plans Vigie-pirates dont on ne voit pas très bien en quoi ils gêneraient de possibles attentats, mais qui sont par contre très efficaces pour bloquer quotidiennement les relations parents/professionnels, les événements conviviaux, sorties en commun, l’écoute et la disponibilité vis à vis des parents les plus en difficulté, etc.
L’accent depuis la rentrée de septembre 2004, mis sur la lutte contre l’absentéisme est également de même nature ; il s’agit de renforcer la pression et la surveillance des enseignants sur les parents qui est pourtant souvent source de conflits. La remise des carnets et des bulletins obligatoirement en mains propres est ainsi la seule nouvelle mesure en cours de généralisation qui voit les parents et les enseignants se rencontrer ; mais c’est bien entendu autour d’une idée de contrainte et d’évaluation … qui ne sont jamais réversibles (toujours descendante de l’école vers les parents, et pas l’inverse). Ce sont en effet les parents qui vont entendre les choses les plus désagréables concernant leur enfant et qui vont être mis en cause pour leur manque de suivi… qui sont, dans ce genre de cérémonies, les plus attendus. Rien d’étonnant donc, à ce que symétriquement, à l’aide d’incidents soigneusement médiatisés ( le « tabassage » d’un enfant de trois ans par deux autres enfants, dans une école maternelle), les parents soient littéralement invités à mettre en cause à leur tour la responsabilité des enseignants. La division a de l’avenir…
Il y a également fort à craindre que l’hostilité spontanée des enseignants comme d’ailleurs de la plupart des métiers d’éducation, vis à vis de certaines options sécuritaires (politique d’immigration, notamment) du gouvernement, ne soit par contre bien plus nuancée quand il s’agit de promettre à ces personnels, découragés par la nouvelle complexité d’un métier, et apeurés par le rappel perpétuel du risque de mise en cause de leur responsabilité pénale, de souhaiter recouvrer à tout prix une autorité perdue. Évidemment cette recherche de restauration d’autorité constitue une source inépuisable de conflits et de mises en cause réciproques : on souhaiterait handicaper ou « euthanasier » la relation et la communication entre parents et éducateurs… on ne s’y prendrait pas autrement.
Ces tendances que l’on peut voir à l’œuvre ne sont pas anodines et constituent réellement une politique éducative ; l’accroissement de l’incompréhension et des conflits entre parents et enseignants aboutit en effet à une demande commune et quasiment consensuelle de sécurité ; les demandes que l’on entend parfois de certains parents d’élève de mise en place de caméras de surveillance à l’école primaire auraient paru délirantes encore, il y a une dizaine d’années. De même la qualification de « tabassage » appliquée à une cour d’école maternelle montre qu’il n’y a plus aucune nuance et degré dans le débat public dès lors que l’on parle de surveillance et de sécurité.
Ce qui est nouveau et particulièrement inquiétant en ce qui concerne l’école, est que petit à petit ces questions de sécurité et de surveillance acquièrent une autonomie de plus en plus affirmée vis à vis des questions d’éducation. Cette autonomie est inédite dans l’histoire de la pensée de l’éducation ; même les pédagogies les plus autoritaires admettaient comme nécessaire et indiscutable la globalité de l’acte éducatif : éduquer c’est en effet à la fois fournir un cadre et un projet d’évolution ; la sécurité matérielle mais aussi affective des enfants et des élèves est à la base même de l’intervention de l’éducateur.
Ce qui se profile aujourd’hui va malheureusement dans un sens complètement opposé :
Ø de plus en plus fréquemment, des chefs d’établissement font appel aux forces de police non seulement en cas d’incidents mais également « préventivement » (« descentes de police » « pour rechercher du cannabis ; utilisation de chiens, fouille systématique de groupes entiers, etc.), et la nomination de correspondants de police, pour chaque établissement va permettre de rendre bien plus courante ce type de « coopération ».
Ø Le renforcement de la surveillance est la mesure traditionnellement attendue et annoncée au sein des établissements réputés comme étant les plus difficiles ; l’environnement est chargé ainsi de tous les maux et les questions pédagogiques passent au second plan,
Ø Les directeurs et responsables d’établissement tendent en interne à adopter des pratiques calquées sur des mesures de type pénales ou judiciaires (sans assurer toujours pour autant les droits de la défense): la retenue tient lieu de garde à vue, la fouille par des surveillants ou enseignants des objets personnels est banalisée ; les pratiques d’interrogatoire, de pression sur les témoins, d’appel à la délation se développent, les sanctions prises à l’égard des élèves sont affichées dans une visée « préventive » (de la même façon qu’on le fait à la SNCF pour les condamnations de voyageurs sans billet).
Ø Les libertés de circulation des élèves dans les établissements sont de plus en plus limitées et soumises à des restrictions et contrôles fréquents ; la biométrie est utilisée en privilégiant toujours dans un premier temps les usages les plus anodins : contrôle à l’entrée des cantines ; mais la tendance est claire et cette limitation ne s’adresse pas seulement aux enfants et aux élèves mais bien entendu davantage encore aux parents et jusqu’aux enseignants et personnels eux mêmes, qui , sur le modèle de l’entreprise moderne doivent avoir au préalable des « autorisations, « accréditations » ; l’idée d’égalité vis à vis de la circulation et de l’utilisation des équipements collectifs a disparu face aux formes de contrôle simple qu’offrent à bas prix les nouvelles technologies. L’idée qui se dégage de ces pratiques est que personne ne puisse se sentir sur son lieu de travail ou d’étude comme « chez soi », mais qu’au contraire chacun sente bien que ses droits et libertés sont surveillées, encadrées et susceptibles d’être remises en cause à tout moment, par une autorité supérieure.
Les conséquences de la séparation des questions de sécurité et de surveillance, et l’imposition des questions de sécurité comme problématique autonome, au sein des établissements éducatifs, sont énormes ; en effet, à partir du moment où on a disjoint les questions éducatives et pédagogiques des questions de discipline, la porte est ouverte à toutes les phases et possibilités de sous-traitance de ces activités ; certains établissements scolaires autonomes se dirigent petit à petit vers des sociétés privées de sécurité pour assurer la surveillance et le contrôle des entrées et sorties (on avait commencé par la « sécurité » des fêtes d’élèves ou de fin d’année) ; certaines universités constituent des services d’ordre musclés et en uniforme qui rentrent en conflit parfois violent avec des groupes d’étudiants ; partout, le modèle « du vigile » tend à l’emporter sur la conception de la responsabilité collective de la communauté des acteurs éducatifs, parents, élèves et enseignants.
Ce qui est désarmant c’est l’indigence de l’argumentation qui accompagne ces mutations dans le milieu scolaire, voire enseignant ; on en appelle à l’évidence, on érige des incidents isolés en règle générale ; le « pire possible » devient une sorte de référence à partir de laquelle chacun devrait se conformer aux « normes de sécurité » et ce genre d’intention inattaquable vient justifier sans discussion toute limitation de droits ou de circulation.
Face aux difficultés des établissements éducatifs un autre modèle, plus communautaire, était non seulement possible mais aussi naturellement répandu même s’il n’était pas nommé ni revendiqué comme option: c’est celui de la socialisation. En deux mots, plus un espace public est investi par des personnes et des types d’usagers différents, plus cet espace est en quelque sorte protégé conter les actes d’individus isolés. Pour l’expliquer concrètement : permettre aux enfants en école primaire de rester dans la classe pendant les récréations diminue… le nombre de vols constatés dans cette même classe pendant ce temps de récréation. Pourquoi ? Mais parce que personne ne se retrouve seul et isolé quelque part et le regard du groupe, non inquisiteur est présent partout. De la même façon, les enseignants les plus engagés avec les relations avec les familles et le quartier savent bien que les rares débordements de certains parents ou enfants se trouvent en quelque sorte inhibés et noyés dans la masse dès lors que l’établissement est ouvert à toutes les catégories des acteurs éducatifs, à d’autres parents, aux anciens élèves, à des jeunes stagiaires, etc.
Ce n’est donc pas un choix théorique ou fictif ; les espaces collectifs aussi importants que les établissements scolaires peuvent ou bien être investis par leurs usagers ou bien surveillées et encadrées sur un modèle qui a de plus en plus à voir avec le modèle pénitencier ou le panoptique de Bentham ; cette deuxième option, largement empruntée et encouragée tant par les administrations concernées que par les médias aboutit pourtant à la limitation de l’autonomie des enseignants, à la dilution des responsabilités des différents acteurs, et à une tendance à la sous-traitance des questions de surveillance et d’encadrement vers des entreprises extérieures. La sécurité en milieu scolaire, coupée des questions d’éducation au sens large, peut alors constituer un marché promis à un bel avenir, au moment même où l’autonomie des équipes en matière d’éducation et d’ouverture sur l’environnement se trouvent réduite.