États généraux du social – 18 octobre 2004

Quelle co-éducation émancipatrice aujourd’hui ?

 

Frédéric Jésu

Administrateur de la section Française de Défense des Enfants International

Auteur de « Co-éduquer – Pour un développement social durable » (Dunod, 2004)

 

 

Étymologiquement, émanciper signifiait, dans le droit romain, « libérer de l’autorité paternelle ». Le mot était construit à partir de ex, hors de, et de mancipium, droit de propriété, lui-même issu de manus, main, et capere, prendre, saisir.

 

Dans le droit contemporain, émanciper désigne le fait de faire précocement cesser, avant l’âge de la majorité, l’exercice de l’autorité parentale sur un mineur. Dans son acception moderne et non juridique, émanciper et s’émanciper s’entendent de façon générale comme « (se) dégager d’une autorité, d’une domination » et a notamment été utilisé pour désigner l’un des aboutissements des luttes féministes.

 

Il est aujourd’hui particulièrement stimulant de relier l’histoire du mot et celle du concept pour réfléchir aux conditions et aux attendus d’une « éducation émancipatrice » qui serait, pour la résumer par une métaphore, l’art de savoir lâcher la main des enfants.

 

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L’éducation familiale à comme spécifités :

-          de se dérouler dans un espace relativement stable et circonscrit, mais non étanche, celui de la famille ;

-          de se déployer sur un temps beaucoup plus long que tous les autres temps éducatifs, celui de la minorité des enfants, rarement moins, et parfois plus ;

-          de devoir gérer en permanence, dans ce contexte particulier et à nulle autre institution pareil, le devoir de savoir tenir la main des enfants et de savoir la lâcher, autrement dit de protéger et d’émanciper, de mener les deux opérations souvent de façon simultanée, et ceci à toutes les étapes de la petite enfance, de l’enfance et de l’adolescence.

 

Les espaces de référence que constituent les familles, sous leurs différentes configurations, ne sont pas des sphères totalement privées. L’institution familiale pourrait être considérée, à cet égard, comme la plus petite des collectivités locales. Elle s’autodétermine en partie, tant du point de vue de sa forme et de sa structure que de son fonctionnement – lequel s’avère, en théorie et en pratique, de plus en plus démocratique. Mais les choix qu’elle effectue en ces domaines restent cadrés par le droit civil. Et les décisions qu’elle prend, notamment à propos des enfants, sont en quelque sorte soumises, comme celles de toute collectivité locale, à un contrôle de légalité.

 

Par ailleurs, si le repli de la sphère familiale sur l’intime et le privé est relatif, c’est parce qu’elle est loin d’être étanche et que chacun, adultes ou enfants, enfants surtout, y importe les savoirs, les expériences, les normes qu’il a découverts et acquis hors d’elle.

 

Affirmer que la famille peut s’apparenter à la plus petite des collectivités locales consiste donc à remarquer qu’elle est, comme telle, inscrite dans de plus grandes qu’elles. L’Etat et les pouvoirs publics locaux interfèrent et parfois interviennent dans ce qui s’y passe. Ils le font notamment au nom de la protection de la personne et des droits de ses membres, en particulier de ceux des enfants. Qu’un enfant soit perçu comme en danger ou comme dangereux, l’intervention le concernant s’effectue sur un mode plus ou moins paternaliste, directif ou normatif. Elle est légitimée par le constat, supposé ou avéré, que – comme l’énonce le Code civil - la sécurité, la santé, la moralité ou les conditions de l’éducation de l’enfant ne sont pas garanties, notamment par ses parents.

 

Pour mieux rappeler aux parents qu’ils doivent plus ou mieux « tenir la main » de leurs enfants, les pouvoirs publics peuvent au choix soutenir ou punir les parents, mais aussi soutenir ou punir les enfants. Ils mobilisent alors les composantes d’une large palette d’interventions plus ou moins autoritaires ou plus ou moins empathiques, mais dont l’objectif reste centré dans tous les cas sur la sécurité et la protection de l’enfant.

 

Qu’en est-il cependant de l’autre objectif de l’éducation : lâcher la main, construire la liberté, émanciper ? De quels droits, devoirs et moyens d’intervention les familles et les pouvoirs publics peuvent-ils aujourd’hui se saisir pour promouvoir et accompagner l’émancipation des enfants ? Et, surtout, pour le faire conjointement ?

 

Les institutions éducatives, et notamment l’école, ont été conçues - tout du moins par la IIIème République - en grande partie pour contrecarrer l’obscurantisme supposé des familles, l’influence que les Églises faisaient peser sur elles et la volonté d’une partie peu éclairée du patronat de s’assurer la main mise sur le travail des enfants et des jeunes. Encore ces institutions visaient-elles surtout à instruire, à transmettre des savoirs, des compétences et des comportements, à modeler le futur citoyen, à le qualifier pour son emploi à venir - mais pas tant à l’émanciper. Il s’agissait moins de lui lâcher la main que de lui en tendre une nouvelle.

 

Les intervenants socio-éducatifs, « généralistes » ou spécialisés, sont quant à eux les héritiers d’un autre volet du projet républicain, qui n’a jamais vraiment su hiérarchiser ou articuler ses objectifs de substitution, de suppléance et de réhabilitation à l’égard des familles décrites, selon les cas, comme défaillantes, « pathogènes » ou en difficulté. Ils font aujourd’hui état de leur malaise croissant face aux injonctions souvent paradoxales qui leur sont faites. Pour dépasser par le haut les contradictions qui en résultent, ne devraient-ils pas aujourd’hui chercher à faire alliance avec les familles - et avec les diverses structures éducatives de leur environnement - pour se consacrer avec elles non plus seulement à la protection des enfants, mais aussi et tout autant à leur émancipation ?

 

Certes, il est sans doute plus difficile encore de co-éduquer dans le sens de l’émancipation que dans celui de la protection. L’enfant à protéger a deux mains ; il peut tenir par l’une à sa famille, et par l’autre à l’éducateur professionnel et mandaté. Chacun a des chances de finir par trouver sa place dans ce scénario co-éducatif. Mais quand il s’agit de lâcher les mains, l’une après l’autre, progressivement et de façon cohérente, la coordination des co-émancipateurs peut s’avérer plus complexe, plus délicate, plus matière à confrontation des conceptions en présence. En outre et pour sa part, l’enfant se mêle alors plus activement d’exercer peu à peu la liberté qu’il entrevoit au fil des étapes de cette entreprise - ne serait-ce qu’au nom des droits qui lui sont aujourd’hui théoriquement reconnus d’exprimer son point de vue sur les décisions qui le concernent et de participer à leur mise en œuvre.

 

Autant dire que se pose alors pour tous la question du sens de l’émancipation.

 

Que serait en effet une émancipation qui renverrait chacun à sa solitude plus qu’à sa liberté, dans un contexte de déshérence accrue des liens sociaux et familiaux, et qui rendrait les mains des enfants disponibles pour de nouvelles entraves - celles que propose par exemple la « main invisible » du marché ? Que serait, en d’autres termes, une émancipation qui ne doterait pas chaque enfant, chaque jeune, des moyens d’exercer sa liberté de création, individuelle ou collective, mais seulement des moyens de revendiquer une pseudo-liberté de consommer, et qui ferait au total dépendre le registre de l’être du registre de l’avoir ?

 

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Quelle qu’en soit l’indiscutable urgence, il ne suffit plus de procéder à la seule analyse critique des tendances actuelles à stigmatiser voire à criminaliser les familles qui ne protègent ou ne surveillent pas assez leurs enfants. ll est non moins urgent, parce qu’essentiel, de réfléchir et d’agir aujourd’hui, avec toutes les familles, pour qu’elles ne soient pas abandonnées à leurs inquiétudes et à leurs solitudes aux moments cruciaux – et il en est plusieurs - où il s’agit pour elles de laisser le libre arbitre de leurs poussins grandis rencontrer, au seuil de la porte du poulailler, le libre arbitre des renards du libéralisme.

 

Interroger les finalités, construire les méthodes et définir les moyens d’une co-éducation émancipatrice revient, en somme, à poser les prémisses d’un projet politique mobilisateur pour tous, parents, professionnels de l’éducation et jeunes.