Le rapport Benisti a mis encore l’accent récemment et sans doute d’une façon caricaturale sur une tendance réelle et durable gouvernementale d’attribuer à l’école primaire des objectifs de dépistage et d’évaluation précoces, « à visée préventive » de différents signes d’inadaptation sociale ou scolaire.
Depuis le Ministère de F Bayrou, on n’a cessé par exemple d’inciter au dépistage de « troubles orthophoniques » avant l’apprentissage obligatoire de la lecture, c’est à dire en école maternelle. Plus anciennement encore, le redéploiement des GAP en RASED s’était accompagné du renforcement de la mission de ces RASED dans les dépistage précoce des signes d’inadaptation scolaire chez les jeunes enfants.
A la fin des années 80 et tout au long des années 90, les pratiques des GAP puis des RASED se sont petit à petit éloignées des fonctions d’accompagnement long et durable des élèves en difficulté pour voir leurs missions recentrées sur des actions de dépistage, diagnostic, concertation. On avait déjà vu disparaître dans les années 80, de la composition de ces équipes et de la formation professionnelle y préparant, la spécialité de « rééducation psychomotrice » (qui correspondrait pourtant, selon le témoignage de nombreux enseignants de l’école primaire, aux besoins et aux difficultés d’enfants chez qui une « une instabilité psychomotrice » est souvent mise en avant). A l’inverse, à partir de la fin des années 80, les nouveaux RASED ont vu conjointement et leur composition diminuer et leur secteur s’accroître sans cesse ; un tel redéploiement s’est accompagné d’objectifs resserrés, au profit d’un primat de la fonction de détection et de suivi précoce des enfants en difficulté ; les rares prises en charge directes des enfants subsistantes ont eu tendance à régresser vers des rééducations beaucoup plus courtes et centrées uniquement sur l’école et les apprentissages.
Le Ministère Ferry a marqué encore un net accroissement de cette tendance au dépistage précoce des éventuelles difficultés et inadaptations scolaires dès le plus jeune âge. L’école primaire et donc même maternelle s’est ainsi vue confier la mission de mettre en place un « plan de lutte contre l’illettrisme » y compris avant l’âge de l’apprentissage obligatoire de la lecture.
D’une façon générale on perçoit à travers les programmes et les missions qui sont confiées à l’école un mouvement continu de réduction des intérêts éducatifs autour des questions d’apprentissage réduites souvent au « lire, écrire, compter ». Les difficultés éventuelles des enfants sont toutes interprétées en fonction de ces objectifs et le dépistage précoce des inadaptations vise à repérer tout élément qui viendrait mettre en péril la réussite de ces objectifs ; pour autant, ce sont bien en général des problèmes de comportement qui sont mis en avant comme source de difficulté et de réussite des apprentissages fondamentaux.
Ce mouvement continu est encore appelé raisonnablement à s’accentuer ; le développement des outils d’évaluation obligatoires à l’école élémentaire et maternelle ne fait que se renforcer ; la filialisation des élèves, leur suivi dans la durée à partir de diagnostics précoces se développe (introduction des évaluations CP, passage de tests psychotechniques pour des cohortes entières d’enfants en grande section, obligation de rédiger systématiquement des PPAP en CE2 pour tous les enfants ayant eu des résultats inférieurs à certaines normes; outils de suivi école/ collèges à renseigner obligatoirement et faisant mention d’éléments aussi privés que les suivis thérapeutiques ou orthophoniques extérieurs) ; ce mouvement se développe par ailleurs en conservant certaines caractéristiques :
- Il s’opère à moyens techniques et en personnel égal ; c’est un redéploiement de l’activité des RASED, des médecins scolaires et des enseignants ; les suivis sont renvoyés sur l’extérieur de l’école, alors que l’on sait que la psychiatrie infanto – juvénile est exsangue et que les possibilités des centres de soins psychopédagogiques publics à l’extérieur de l’école sont saturées. Par ailleurs, comme le dénoncent certains syndicats (SUD, FSU), le temps pris pour ces évaluations, la rédaction des projets individualisés , les concertations et les documents qui en découlent sont aussi du temps retiré à la vie de classe, au suivi directe des enfants et au travail éducatif dans son ensemble.
- Cette tendance correspond à un double mouvement d’annexion et d’éjection de l’environnement de l’enfant ; si les problèmes sont évalués à l’école, leur prise en charge est le plus souvent renvoyée à l’extérieur ; par ailleurs, l’environnement de l’enfant est très fortement mobilisé : appel aux parents lors des équipes éducatives et CCPE, mobilisation de ceux -ci pour assurer les transports, les transferts sur les lieux de soins, d’éducation et d’orthophonie ; appel à leurs moyens financiers propres quand les services publics sont saturés ; par ailleurs, il semble bien que plus les parents sont sollicités en tant que responsables de la prise en charge des difficultés de leur enfant, moins ils sont appelés ou reconnus comme partenaires ordinaires et de plein droit de la vie et de l’organisation de l’école ; la piètre semaine des parents à l’école, instaurée par S Royal a fait long feu et au même moment les plans Vigie-Pirates (il faudrait aussi citer les tracasseries administratives dissuasives pour solliciter l’intervention même exceptionnelle de parents dans la vie de l’école) renforcés ont eu raison de la participation directe des parents à la vie de l’école,
- Cette tendance au dépistage précoce s’accorde bien entendu avec l’annonce de re création de filières au collège, et la « revalorisation » des orientations précoces, souhaitée par L Ferry, et permises par la nouvelle Loi d’Orientation,
Le renforcement de l’évaluation des enfants à l’école élémentaire ne va pas sans s’accompagner de celui des équipes, et, plus sûrement encore, des enseignants ; bien que l’organisation de la hiérarchie à l’école élémentaire fasse l’objet de critiques continues, que ce soit de la part des personnels intéressés , mais également des rapports officiels successifs commandés sur ce sujet, l’exercice de l’autorité des Inspecteurs primaires et maternels (les IEN) n’a fait que se renforcer ces vingt dernières années.
Présentée davantage comme un support d’aide et de progrès l’inspection reste aujourd’hui une épreuve très largement redoutée par les nouveaux enseignants, comme par les anciens ; sa rareté même contribue à en renforcer l’aspect dramatique ; par ailleurs, malgré les textes et les intentions de donner une plus large place au travail en équipe dans les écoles primaires, les inspection restent aujourd’hui strictement individuelles à quelques rares exceptions près.
Plus encore, en dehors des inspections officielles qui restent rares, se sont multipliées d’autres formes de contrôle du travail des enseignants, beaucoup plus effectives encore y compris à distance ; il faudrait citer dans cette catégorie le travail des conseillers pédagogiques qui accompagnent les nouveaux enseignants, ou ceux, parmi eux qui sont désignés comme étant en difficulté ; travaillant en étroite collaboration avec les Inspecteurs, ils bénéficient largement de leur autorité même si officiellement, leur pouvoir est très limité ; dans les faits, les conseillers pédagogiques sont tout à fait en mesure d’imposer des méthodes de travail, des outils didactiques qui ne font pas consensus et qui vont bien au delà des limites de la liberté pédagogique théorique des enseignants.
Le travail en équipe de circonscription, la multiplication des heures dites de concertation obligatoire entre enseignants et équipe de l’Inspection (permises par la 27ème heure) ont multiplié l’emprise et l’autorité de la hiérarchie dans le quotidien des écoles.
La possibilité largement exploitée par les Inspecteurs de demander en tout temps toutes sortes de documents tels qu’emplois du temps, progressions, supports d’évaluation, de les critiquer, d’imposer leur modification, constitue également une source de pouvoir et d’influence de l’administration dans les écoles très importante.
A l’échelon national, la liberté pédagogique laissée aux enseignants en matière de méthodes d’enseignements, de rythmes et de pratiques est en passe de devenir de plus en plus théorique avec la multiplication récente, à côté des traditionnels programmes, d’outils d’évaluation, de dossiers techniques, de documents présentant des « bonnes pratiques », qui sont déjà présentés ici ou là comme obligatoires.
Enfin, la sollicitation des directeurs d’école primaire, malgré le peu de temps et d’avantages qui leur sont accordés (ce qui a mis cette fonction en crise grave et durable) constitue également une source de pression indirecte sur les enseignants ; de ce point de vue les projets de regroupement des écoles primaires en établissements publics avec à leur tête des chefs d’établissement renforceront sans doute cette tendance étant entendu que ce qui constitue actuellement encore la limite la plus solide du pouvoir de contrôle de la liberté pédagogique des enseignants à l’école primaire, est l’épuisement et la lassitude des acteurs eux mêmes, à commencer par les directeurs.
Par ailleurs, la récente réforme de l’État offre dorénavant une plus grande place pour la notation « au mérite », y compris des enseignants, en fonction de la réalisation d’objectifs choisis et imposés de l’extérieur des établissements ; le recours par la hiérarchie des enseignants à ces méthodes de notation et d’évaluation va permettre sans nul doute le renforcement de l’influence des bonnes pratiques et la standardisation de l’enseignement.
En renforçant le contrôle direct et indirect du travail des enseignants, le gouvernement réussit très efficacement à diminuer concrètement, à l’inverse souvent des intentions affichées, la marge de manœuvre et d’autonomie des enseignants de l’école primaire.
Or, cette marge de manœuvre et d’autonomie en passe d’être limitée ou perdue, si elle peut rassurer certains enseignants, constitue une certaine forme de déqualification de l’acte d’enseigner qui perd sa fonction ingéniérale, pour renforcer une fonction technique ; la marge de dialogue, de créativité éducative avec les enfants et les parents est largement menacée par une tendance qui diminue les possibilités d’ajustement et surtout de participation et de démocratisation du fonctionnement des écoles.
La technicisation de la fonction enseignante qui va de pair avec le renforcement du contrôle des méthodes employées, sape le mouvement certes lent mais ancien de démocratisation de l’école et de participation à sa vie et à son fonctionnement des enfants et des parents d’élèves ; la technicisation accrue du travail d’enseignant apporte en retour une pseudo légitimité scientifique qui éloigne la contestation sociale et la revendication de participer des parents comme des élèves ; il n’est donc pas étonnant que nombre d’enseignants accueillent favorablement ces évolutions qui déqualifient pourtant leur métier mais qui semble aussi leur garantir un domaine réservé.
Les fédérations de parents d’élèves ne se sont pas trompées, qui ont unanimement condamné la nouvelle Loi d’Orientation, en constatant que les parents en étaient tout simplement absents et que celle ci institutionnalisait, dans plusieurs domaine, un recul du droit des parents et des élèves à l’école.
De ce point de vue la Loi Borloo, en matière scolaire, s’inscrit à la fois en continuité et en accélération d’un mouvement plus ancien que l’on peut donc caractériser par trois facteurs : la concentration des équipements et équipes scolaires, le renforcement des liens de hiérarchie et de contrôle des enseignants et le renforcement du pouvoir municipal en matière éducative.
- Elle offre un nouveau cadre d’action, les « dispositifs de réussite éducatives », qui s’intègrent particulièrement bien dans l’échelon municipal[1]
- Elle donne notamment et précise l’assise juridique des regroupements d’éducation, en les asseyant sur les anciennes Caisses d’École (où les municipalités sont prédominantes). [2]
Elle inscrit surtout ces tendances dans une
politique sociale, éducative et « de sécurité » plus vaste dont un le
dénominateur le plus significatif est justement le développement du pouvoir
municipal dans l’ensemble de ces domaines ; il faudrait citer ici le
risque (selon les lieux, déjà inscrit dans la réalité) de gestion municipale
directe des équipes de « Prévention spécialisée », dans le pouvoir
d’attribuer les contingents HLM préfectoraux, dans la délégation de certaines
missions de politique sociales ; ainsi on voit se dessiner le cumul
local de pouvoirs à la fois éducatifs, sociaux et liés à la « sécurité
publique » qui traduisent bien la confusion qui règne actuellement dans la
pensée publique entre éducation, travail social et sécurité.
[1]
« Article 128
Les dispositifs de réussite éducative mènent des actions d'accompagnement au
profit des élèves du premier et du second degrés et de leurs familles, dans les
domaines éducatif, périscolaire, culturel, social ou sanitaire.
Ils sont mis en oeuvre dès la maternelle, selon des modalités précisées par
décret, par un établissement public local d'enseignement, par la caisse des
écoles, par un groupement d'intérêt public ou par toute autre structure
juridique adaptée dotée d'une comptabilité publique. »
[2] «
Art. L. 1441-2. - Les établissement publics locaux de coopération éducative
sont des établissements publics à caractère administratif créés par arrêté du
représentant de l'État, sur proposition de la commune ou de l'établissement
public de coopération intercommunale intéressé. »