Les autres fossoyeurs du social

 

Par L. OTT, éducateur et enseignant,

fondateur de l’association INTERMEDES

 

 

 

  On aimerait tous que les dangers qui menacent le social proviennent  uniquement de l’extérieur, des politiques libérales et lourdement sécuritaires, qui, il est vrai causent de nos jours de terribles ravages, dans les mentalités, les pratiques, les institutions et les réglementations.

Malheureusement les préjugés qui menacent le social sont aussi souvent renforcés par certains acteurs sociaux eux mêmes qui, en se retranchant dans des refus de communication, de mise en cause et de témoignage, ou certains conforts de petits groupes, mettent en péril, voire contribuent activement à la destruction des projets et des causes sociales, pourtant urgentes.

 

 

Ces attitudes sont tellement connues au sein des équipes et des institutions, que l’on pourrait même en esquisser certains types :

 

o       «  C’est nous les professionnels »

 

     Plus une compétence est invoquée, moins il est sûr qu’elle ait du contenu ou qu’elle soit maîtrisée ; qu’il est donc pénible d’entendre en permanence que ce soit en réunion, ou pire à destination de notre public des propos tels que : « C’est nous les professionnels », « C’est nous qui savons »…

 

  Evidemment, les compétences et le savoir en question ne sont jamais nommés, jamais expliqués, et donc … encore moins travaillés.

 

  Ce qui par contre est un mystère sans fin c’est que ce type de compétence rhétorique, pour ne pas être étudiable, n’en est pas moins extraordinairement contagieux. Dans les équipes où ce refrain est continuel, on voit jusqu’aux stagiaires l’adopter en moins de deux, sans compter, bien entendu les nouveaux embauchés.

 

  Mais vous êtes spécialiste de quoi ? Où est votre spécialité, alors que vous dites tous la même chose ? A cela pas de réponses. Mystère !

 

o       «  On travaille la relation »

 

      Il est plus que courant d’entendre les professionnels se plaindre des jargons des auteurs et des courants de pensée et d’étude qui traversent les champs éducatifs ou sociaux. En permanence, entre soi, on singe et on se moque des expressions obscures des lacaniens, des cognitivistes. On  dit ne pas aimer les « gros mots ». On est dans le concret, quoi, nous, enfin !

On répète des expressions ineptes et  soit disant authentiques qui illustreraient cette tendance à l’obscurité contre laquelle on se place. Bien entendu ce sont les mêmes expressions inventées, et sans contexte que l’on se répète constamment, que l’on n’a pas entendu soi même mais que, telle une rumeur, on colporte à l’envi.

 

  Le flou, on déteste, tant mieux alors ! Les choses urgentes, concrètes et importantes à dire ne manquent en effet pas, de nos jours. Mais quelle misère alors qu’il s’agirait enfin de mettre en mots des choses aussi importantes que ce que l’on entend, ce que l’on fait, ce que l’on voit, ce dont on doit témoigner (car c’est à nous de le faire)… de n’entendre de la part des mêmes que des expressions ineptes du type : « On travaille dans la confiance », « On travaille la relation », « On attend la demande », « On fait de l’accueil »…

 

o       «  C’est pas à vous de me dire ce que je dois faire » ou « Vous n’êtes pas légitimes »

 

      La paresse à parler de son travail amène un certain nombre d’acteurs du social, à mal supporter qu’il en soit question, en dehors du petit groupe de pairs. La discussion avec des chefs de service, des dirigeants associatifs, pas forcément tous bornés devient alors difficile.

 

  On sent de l’agacement, de la mauvaise grâce, et parfois même du refus tout court ; du coup, la peur de rendre des comptes amène à mettre en cause la légitimité de ceux qui orientent ou questionnent.

 On leur prête alors souvent des intentions qui disqualifieraient leurs attentes ; les voici accusés de vouloir mettre en place un pouvoir personnel, voire de contribuer au contrôle social. Ce qui est étonnant mais aussi très courant est que les personnes qui mettent le plus de zèle à faire de la contestation en interne, à mettre en cause la  légitimité de responsables aux maigres pouvoirs … sont souvent nettement moins vindicatives, ou se font carrément porter pâles dès qu’il s’agit de défendre ou de militer pour la cause ou la survie de l’action elle même, ou pour témoigner de l’exclusion sociale et politique de la population accueillie.

 

o       «On décide tous ensemble » ou encore… « Faut qu’on »

  

   C’est toujours remarquable comme ceux qui contestent le plus les initiatives d’où qu’elles viennent, sont particulièrement généreux en conseils et en prescriptions lors de réunions institutionnelles ou d’équipe.

 

  On assiste alors à des listes à ne plus en finir de tâches à accomplir, de précautions à observer, de démarches à effectuer, de contacts à mettre en place. On ne parle même pas de ce que cela donne quand il s’agit d’écrire un texte. Malheur à celui qui en propose un ; il va devoir subir un feu nourri d’observations et de demandes de correction, toutes orales, qui ne seront jamais répétées et dont il aura intérêt à garder la mémoire et à savoir tout seul opérer la synthèse. Dans le cas, inverse, lors de la réunion suivante, si le moindre participant de la précédente séance, a eu l’impression que sa doléance n’a pas été prise en compte, on n’a pas fini d’entendre parler de négligence, d’erreur, d’abus ; bref, « on » a encore fait n’importe quoi ; ce n’est pas comme cela « qu’on » travaille.

 

   Que ce « on » là est donc dur à porter dans une équipe ; ce pronom impersonnel sert en effet à masquer l’inefficacité et le déficit d’engagement de ceux qui ne font jamais rien et qui s’imaginent que l’autorité et les responsabilités pourraient s’exercer sans travail.

 

 

o       « Ce n’est pas la maison du bonheur, ici… »

 

   Qu’est ce que c’est mal vu, souvent, que les usagers semblent prendre leurs aises, voire même donneraient l’impression de se sentir chez elles, dans une structure sociale ou une institution. D’un coup, certains professionnels, se sentent eux mêmes dépossédés de ce lieu, par autant de familiarité.

 

   La petite expression légèrement assassine, destinée à remettre l’usager à sa place ne manque pas de se produire.

 

  Le plus souvent, cette « remise en place » de l’usager prend pour prétexte le souci de préserver la place des autres ; il faudrait pas que tel ou tel prenne ses aises et qu’à cause de lui ou d’elle, d’autres usagers potentiels n’osent rentrer.

 

  Ce qui est curieux c’est que c’est la réussite même de l’action éducative qui est ici remise en cause ; ça marche, les gens viennent, et c’est à croire que c’est justement pour cela que cela devient gênant.

 

  Au fond, deux choses peuvent agacer les professionnels dans la réussite d’une action socio-éducative ; la première est que l’usager qui « pose ses valises » affirme que l’institution est d’abord faite pour lui ; la seconde, c’est que l’usager qui « s’installe » ne valorise pas le professionnel ; il semble davantage venir pour le lieu, le projet, le collectif que pour les compétences professionnelles de tel ou tel. Ce qui est parfois vexant, et qui remet en cause la technicité du travail socio-éducatif. Au fond l’usager n’exprime t il pas ses besoins autrement et plutôt du côté de la recherche de relations de type communautaires ?

 

o       «  On ne voudrait pas prendre la place des usagers »

 

   Cette relative répulsion pour le quotidien qui se manifeste par le rejet « de ceux qui s’installent », se retrouve également dans le refus banal de répondre aux demandes d’accompagnement ou de services de la part des usagers.

 

  Ne voilà-t-il pas que ceux ci se mettent à exprimer des besoins de l’ordre de leur vie personnelle ou familiale ? Qu’ils expriment des demandes incroyables comme d’être accompagnés pour un déplacement, une démarche qu’ils ne se sentent pas de faire ? Pire encore, ces parents qui osent demander qu’on leur garde leurs gosses pour réaliser telle ou telle démarche en lien avec leurs projets ?

 

  Répondre aux demandes qui nous sont réellement adressées, voilà qui serait presque ressenti comme dégradant, surtout si celles ci sont en décalage avec le type de services que l’on croyait rendre.

 

  Heureusement, le professionnel, « occupé », « sérieux » a des objections d’ordre éducatif à opposer à ce type de familiarité ; renvoyer l’usager à sa responsabilité, à sa compétence, en un mot à son autonomie, est une réaction qui s’affirme comme « de salut public ». Bien entendu, on aura surtout renvoyé cette personne… à sa solitude antérieure.

 

o       «  On fait dans l’innovation »

 

   Innover c’est faire du neuf et on pourrait naïvement croire, que cela inspirerait à ceux qui s’adonnent à ce type d’ambition, le désir, voire le besoin urgent d’en parler, d’exprimer et de témoigner justement de ce que ce « neuf » peut être et de ce qu’il peut apporter.

 

Or, curieusement, certaines équipes qui revendiquent haut et fort qu’elles innovent semblent considérer que l’innovation réside dans la liberté totale de ne pas rendre de comptes sur leur propre travail.

 

    L’innovation, dans ce cas devient un synonyme du mot dispense.  Le fait qu’on innove viendra en effet expliquer à bon compte pourquoi on ne réalise pas de nombreuses tâches qu’une équipe moins innovante, estime faire partie de ses fonctions.

o       «  Avec tous les sacrifices qu’on a faits »

 

   Et oui, en passant par toutes les étapes décrites plus haut il arrive que le conflit s’installe entre les concepteurs, ceux qui ont continûment exercé les responsabilités et certains « professionnels » ; le débat s’envenime alors facilement. Le fait si motivant, si valorisant hier de contribuer à un projet innovant est subitement présenté par le plaignant comme une pénalité, une servitude lourdement pénalisante.

 

   Du coup, ce qui faisait pourtant partie de son travail lui apparaît rétroactivement comme un acte bénévole et militant qu’il aurait réalisé et pour lequel il réclame réparation. « J’ai donné de moi même », « je me suis investi … On voudrait répondre  « tant mieux pour vous »…

 

Mais non, venant de ce professionnel, il ne s’agit pas d’un propos de gratitude ou de fierté, mais d’une revendication : après avoir exigé dès le départ les meilleures garanties du travail salarié et encadré, on voudrait se présenter, à présent,  comme un militant en quête de reconnaissance et de réparation pour l’investissement donné.

 

  Peu importe d’ailleurs, que le militant, le bénévole, par définition ne demandent pas de contrepartie à leur investissement, peu importe aussi que ceux qui réclament ainsi aient dans le passé exigé des aménagements et des facilités dans leur poste qu’on trouverait difficilement dans un travail classique. Mais non, un ou deux ans d’un travail valorisé, rémunéré, leur semble suffisamment consistant pour « être en droit d’exiger » de la part du responsable associatif, les exigences les plus moralement discutables, comme un licenciement opportun…