La répression du corps à l’école était un thème classique après 1968 ; de nombreux ouvrages sont alors parus qui exploraient les modalités répressives non verbales liées aux réglementations, rituels et tolérances qui caractérisaient l’espace scolaire.
Au même moment, se sont développées à l’école durant les années 70, des activités, des pratiques scolaires et de découverte qui laissaient beaucoup plus de place aux possibilités d’expression physique et corporelle telles que :
modifications de conceptions au
sein du champ des activités physiques et sportives : développement de
l’expression corporelle, utilisation de techniques de relaxation, recours à la musique et à la danse,
activités de plein air et/ ou de
découverte avec déplacements laissant la part belle à l’aventure
corporelle : camps itinérants de vélo, camping semi sauvage,
Recours ou utilisation nouvelle
d’autres environnements : généralisation des activités aquatiques, courses
d’orientation, parcours de découverte.
Certaines de ces activités n’étaient pas nouvelles en soi ; celles qui étaient liées à l’idée d’aventure et de prise de risque dérivaient évidemment du scoutisme ; la nouveauté était leur prise en compte en milieu scolaire. Bien entendu, il convient de nuancer : ces évolutions de la tolérance de l’institution scolaire vis-à-vis d la place laissée au corps pendant le temps de l’école n’a pas concerné la majorité des élèves pour la simple raison que le plus grand nombre d’enseignants est resté durant cette période rétif à ces évolutions.
Par ailleurs, certaines de ces activités paraissent aujourd’hui non seulement encore actuelles mais quasiment généralisées (activités aquatiques pour presque tous les élèves, courses d’orientation encore pratiquées) ; certaines se sont même développées comme les pratiques théâtrales, de cirque ou nautiques (notamment durant les classes de découverte et séjours transplantées).
Pour autant, cette apparente continuité dissimule mal un changement radical : aujourd’hui les rares activités mettant en jeu le corps ne sont plus livrées à l’initiative de l’enseignant et à sa libre gestion du groupe des élèves ; les procédures d’agrément, d’accréditation , les règlementations drastiques, les limitations de budget, les pratiques de « marchés publics » ont eu raison à l’école de la plupart des initiatives nées d’une interaction entre le groupe d’enfants et l’enseignant, donnant une grande place à la découverte et l’expression corporelle ; les activités physiques ont été réorientées catégoriquement du côté du sport ; la discipline y est immédiatement mise en avant par des intervenants dont les pratiques sont normées par de nouvelles qualifications ou diplômes. Les plannings sont complètement définis à l’avance et les régimes d’autorisation complexes découragent assez bien la plupart des tentatives des enseignants de construire avec leurs élèves tout projet autonome ou alternatif de séjour ou d’activité.
A l’école surtout, les pratiques liées au corps ont été largement revues à la baisse ; les règlementations de sécurité toujours à la hausse ont eu raison dans la plupart des cas des activités permettant une prise de risque, dans le cadre scolaire : les pratiques de patinage à l’école sont partout en voie de disparition, comme toutes celles liées à l’utilisation du vélo en milieu urbain (quasi disparition) ; on ne peut que constater le fossé croissant qui sépare la tolérance à la prise de risque mettant en jeu le corps à l’école , vis-à-vis de celle prise par l’enfant lui même, dans sa rue et son quartier.
Bien entendu, cette limitation du corps dans les activités de prise de risque (et donc aussi d’éducation au risque) n’est pas la seule ; la censure qui concerne le corps à l’école englobe bien d’autres domaines et concerne même les enseignants eux-mêmes ; là encore, le « principe de sécurité » est également au coeur de ces changements :
la liberté des enfants de circuler
seuls dans leur propre école n’a jamais été autant en péril ; la plupart
du temps, on interdit aux enfants de « monter » (en classe) ou de
descendre « seuls » (alors qu’ils
sont en groupe : le terme « seul », en milieu scolaire signifie
toujours « sans surveillance », ce qui est une curieuse conception à
la fois de la solitude, comme de l’autonomie).
Cette limitation de liberté de
circulation concerne également de plus en plus souvent le droit de se rendre
seul aux toilettes quand on en a envie (le libre pipi comme l’appellent les
enseignants Freinet) et non pas quand cela est permis ; cette
interdiction/ limitation qui est toujours vécue comme une violence par les
enfants est en fait un retour :
dans les années 60, c’était au nom du devoir de maîtrise des vessies, que cette
interdiction était fréquente ; de nos jours c’est souvent un autre motif
qui est invoqué : le « risque », voire le danger fantasmé que
pourrait courir l’enfant en se rendant aux toilettes ; dans les faits, les
enseignants mettent plutôt en avant la peur de leur mise en cause pénale en cas
d’accident. Cette tendance à la censure des droits des enfants par la peur des
enseignants d’être mis eux-mêmes en cause a été
largement alimentée par la médiatisation de poursuites judiciaires ces dix
dernières années.
La liberté de jouer est également
largement bafouée : nombre d’écoles interdisent les ballons, en cuir
d’abord également souvent en plastique et parfois même en mousse, et là,
toujours, encore, sont mis en avant des soucis de prévention de
« risques » et d’éventuelles mises en cause. Dans nombre d’écoles,
les enfants n’ont pas le droit de descendre dans la cour en cas de neige ;
les enseignants ont trop peur de l’excitation de leurs élèves et de la mise en
danger de ceux-ci qui en découlerait. Dans d’autres encore, la cour est interdite,
ou du moins certaines portions de celle-ci, quand les feuilles des arbres
jonchent le sol, en automne ; ailleurs c’est pendant la période des
marrons, le risque alors mis en avant est la propension de ces marrons d’être
utilisés comme projectiles éventuels.
L’architecture est revisitée à
l’occasion de ce « sécuritarisme des corps » ; les écoles qui
disposaient d’une vaste cour, ont souvent, de par la décision volontaire de leur
équipe demandé à réduire la surface, ou du moins à interdire l’accès de
certaines zones à leurs élèves ; certaines écoles disposant de pelouses,
voire de jardins, les ont définitivement clôturés et abandonnés.
La place laissée à l’activité corporelle spontanée des enfants atteint une seuil probablement rarement atteint dans notre histoire ; même sans se référer à la très courte période où l’épanouissement physique a pu être pensé comme relevant d’une des missions de l’école, l’ensemble des pratiques éducatives laissaient de fait, et par défaut même de surveillance infiniment plus de liberté à nos parents et grands parents : chemins d’école longs et non surveillés, temps de midi sans cantine ni retour à la maison pour nombre d’enfants ruraux, récréations sous surveillance lâche et lointaine d’adultes ennuyés, temps important des enfants en milieu agricole, hors de la vue et de tout contrôle des adultes, etc.
La focalisation des médias, des édiles municipaux et des politiciens sur les rares enfants qui circulent encore quelques fois seuls dans leur quartier ou dans les cages d’escalier en dit long sur l’évolution radicale de la place qui reste à l’enfant pour rester seul maître de son corps en dehors de la surveillance des adultes.
Si la sécurité physique (au sens de la prévention des accidents) est mise en avant pour limiter la libre disposition par les enfants de leur propre corps, dans tous les cadres, mais surtout à l’école, c’est une toute autre logique de « sécurité » qui dirige l’évolution des règlementations, interdictions et la répression qui concerne les comportements corporels jugés excessifs.
La plainte des enseignants de recevoir à l’école et dès l’école maternelle des enfants instables, peu préparés à la discipline du corps que réclament selon eux les activités scolaires n’est pas nouvelle ; ce qui change par contre, c’est souvent l’explication donnée à ces comportements, le sens qu’on leur prête et surtout une tendance très nouvelle : la recherche de la responsabilité des parents dans ces comportements.
Si dès la fin des années 70, certains psychologues alertés par les plaintes des enseignants se penchent sur des manifestations «d’agitation de certains enfants, en parlant à ce sujet « d’hyper kinesthésie », c’est dans un contexte fort différent de la façon dont on parle aujourd’hui de « l’instabilité motrice », de « troubles de l’attention », etc.
En effet, le débordement de motricité, dans les années 70 et 80 était surtout perçu comme une sorte de malaise psychomoteur ; les causalités recherchées étaient du domaine du développement psychoaffectif des enfants. Du reste les réponses préconisées ressortaient généralement du domaine de la psychomotricité dans la conception d’Ajuriaguerra ; le jeu était favorisé en tant que réponse « thérapeutique », comme l’attention portée au corps de l’enfant et le souci de le laisser s’exprimer dans des cadres favorables. Du reste, cette agitation motrice était vue comme un simple symptôme et surtout pas comme une pathologie et de fait, on associait, dans ces « troubles de la motricité », les situations de « d’hypo motricité » , de repli sur soi inquiétant, et de refus de son corps .
C’est peu de dire que ce cadre d’observation, de gestion par l’école, de traitement n’est absolument plus le même aujourd’hui : il n’est pas difficile de s’apercevoir comment les associations d’idée opérées notamment dans les médias, mais aussi dans certains rapports de parlementaires (rapport Benisti II, de 2005, concernant la question de la « prévention » par exemple) que l’agitation motrice n’est plus vue aujourd’hui comme un signe de malaise mais, au mieux, comme un défaut d’éducation précurseur d’un trouble à l’ordre public, au pire comme la manifestation de pathologies mentales prédictives d’échec scolaire, voire de délinquance. Quant à la question de la timidité, du repli sur soi de « l’hypo motricité », ne posant pas de problème de gestion disciplinaire, il y a fort à tabler qu’elle ne soit plus ni repérée, ni questionnée.
La recherche du sens de ces conduites dont on n’explique pourtant pas le fait qu’elles seraient en constante augmentation et presque exclusivement chez les garçons et dont on dit constamment qu’elles concernent des « enfants de plus en plus jeunes » n’est plus recherchée aujourd’hui du côté de la vie affective des enfants et dont la façon dont ceux-ci perçoivent, acceptent et habitent leur corps ; au contraire, la causalité est toujours recherchée en dehors de la conscience ou de l’inconscience du sujet : certains chercheurs explorent des fragilités génétiques, d’autres des désordres neurologiques ou des désordres comportementaux familiaux.
Les mêmes explications excluent dorénavant le domaine de la critique institutionnelle, qui était très présent dans les années 70 ; ce n’est plus aujourd’hui dans le fonctionnement de l’école et dans la police des corps qu’elle met en œuvre que l’on cherche les causes de l’agitation plus ou moins agressive de certains enfants ; la recherche de la cause environnementale s’est déplacée : c’est dorénavant la famille et non plus l’institution qui est mis sur la sellette, et plus particulièrement sa tendance supposée à laisser l’enfant sans cadres , sans limites et sans repères.
Le traitement éducatif et rééducatif proposé ou imposé par l’école (en attendant de l’être par la Loi) s’inspire de ces deux nouvelles tendances ; exit les soins psychomoteurs qui faisaient partie de la gamme des rééducations offertes par les GAP dans la plupart des écoles jusque la fin des années 80 (les rééducations aujourd’hui dans l’école, sont toutes à dominante scolaires) Les enfants sont de plus en plus orientés vers l’extérieur ; la responsabilité comme la pratique et le suivi de ces soins reposent dorénavant sur les seules familles. Il est à noter que les soins psychomoteurs sont devenus très rares y compris dans les CMP et CMPP et que, dans le libéral, à la différence des soins orthophoniques, ils ne sont tout simplement pas remboursés.
En guise de « traitement » la réponse des écoles aux problèmes de motricité des enfants se limite donc le plus souvent à la convocation régulière des parents pour venir écouter les difficultés des enseignants à recevoir leurs enfants ; ces pratiques de convocation partout en hausse sont généralement présentées comme relevant d’une « responsabilisation » des parents conformément là encore à la thèse de leur « démission » ou de leur faible capacité à donner des limites à leurs enfants.
Dans le cadre scolaire, les pratiques liées à la répression de ces conduites évoluent également dans le sens de a répression: les enfants coupables d’agitation sont constamment punis, souvent renvoyés du groupe, envoyés chez la directrice, ce qui n’est pas neuf en tant que pratique mais l’est bien davantage du côté du bons sens. Jusque dans les années 70, un enfant puni pour son agitation l’était dans le cadre même de son éducation ; l’enseignant se sentait là dans son rôle. De nos jours, la répression des enfants agités change de sens ; si elle emprunte toujours les mêmes outils, cette fois ci leur recours s’accompagne d’un autre message : l’enseignant comme l’école, par leur sanction, témoignent que l’enfant ne relèverait pas d’une situation éducative ordinaire, que son comportement est anormal, qu’il doit être corrigé par des soins. Les sanctions scolaire ne sont plus vues comme une réponse mais comme un « pis aller », et surtout une manière de gérer la situation dans l’attente d’une solution forcément extérieure (famille ou soins).
Le désir de tout voir et de tout contrôler de l’activité corporelle de l’enfant dans l’école (en attendant de généraliser ce contrôle dans l’espace de la Ville) a largement contribué à détruire toute possibilité d’intimité physique pour ceux-ci que ce soient seuls ou entre eux. Même les toilettes des écoles sont aujourd’hui largement surveillées et quadrillées et on ne parle. même plus à leur sujet (ou si peu) du droit à l’intimité, comme celui d’avoir des cabines séparées à l’école maternelle, des cabines cloisonnées de haut en bas dans les école primaires. Le désir de tout voir et de tout surveiller semble venir à bout du droit d’user et de posséder son corps.
Plus récemment, la représentation sociale des adolescents en difficulté dans les quartiers a évolué du côté de la diabolisation des représentations de leurs conduites sexuelles. C’est une tendance lourde actuelle, largement construite et alimentée par les médias, comme l’a démontré L. Mucchielli dans son ouvrage, « le Scandale des tournantes, dérive médiatique, contre-enquête sociologique ».
Il n’y donc rien d’étonnant à ce que la tendance forte d’irruption de la logique de prévention de la délinquance dès l’école élémentaire, et maternelle, concerne également l’attention et la sensibilisation à tout signe précoce qui pourrait apparaître comme précurseur de délinquance sexuelle à l’adolescence. La curiosité sexuelle des enfants est maintenant partout réprimée ou en tout cas dramatisées ; chez les garçons uniquement, les comportements de curiosité, les attouchements impulsifs sont traités comme des agressions ; chez les filles, les comportements d’exhibition ou de curiosité pour les garçons sont considérées comme des signes possibles,voire probables d’abus sexuels dont elles auraient été victimes, selon a vulgarisation de théories psychologiques liées aux questions d’abus sexuel, dans le milieu enseignant, à initiative d’associations hyper militantes très médiatisées.
La sexualité des enfants se trouve ainsi aujourd’hui de nouveau niée ; elle n’est plus vue que par le prisme de la sexualité des adultes et de ce point de vue, les manifestations trop visibles ne peuvent plus être comprise set interprétées en dehors du couple explicatif et normatif de « prédateur/ victime ».
De plus un amalgame entre hyper activité, agressivité, prédiction de délinquance sociale et de délinquance sexuelle est en train de se constituer autour des garçons pauvres, et ce, d’autant plus s’ils sont d’origine immigrée.
A l’inverse la figure en danger de la « petite fille blonde » est en train de se constituer ; il est à noter que la place laissée aux filles du point de vue de la construction de l’image de leur corps sexué n’est pas tellement plus confortable ; les petites fille aujourd’hui sont de plus en plus précocement invitées à se représenter leur corps comme suscitant la convoitise et comme étant source de danger, au même moment où les modes enfantines et adolescentes les invitent à le mettre de lus en plus en valeur et à s’identifier à des canons de beauté et de séduction adultes.
L’ambivalence de cette position ne va pas sans perturber les filles, qui adoptent de plus en plus tôt des comportements aberrants vis de leur corps qui traduisent ce conflit entre désir et peur : elles sont de plus en plus nombreuses à s’infliger des régimes dès l’enfance, à censurer volontairement leurs désirs de jouer physiquement « comme des garçons », à policer leur motricité et à s’imposer des normes et des modes vestimentaires et comportementales strictes.
Les enseignants n’échappent évidemment pas à la vague répressive qui s’abat sur la gestion du corps des enfants ; les rares éducateurs hommes peuvent témoigner de la difficulté de leur travail dans un contexte où le soupçon de pédophilie voisine l’obsession et la fascination. Les éducatrices, quant à elles, bien que non soupçonnées a priori, adoptent volontiers des interdits corporels dans leur propre pratique éducative ; ce qui est en train de disparaître dans les écoles et les lieux éducatifs, c’est jusqu'à moindre signe de tendresse entre adultes et enfants. Que ce soit au nom de la professionnalité, ou de la prévention du soupçon de pédophilie, tenir la main d’un enfant, lui passer la main sur la tête, le prendre dan s les bras lorsqu’il est malheureux ou qu’il pleure, de le soigner, de le porter sont devenus autant de conduites en voie de disparition.
On ne saurait que craindre pour son avenir même une société qui traite ainsi ses enfants et qui les éloigne de toute possibilité de relation éducative, riche, équilibrée et affective avec les adultes. Il n’est pas difficile de se rendre compte que les tendances actuelles de répression des manifestations physiques et corporelles, affectives et sociales dans l’enfance et particulièrement à l’école, contribuent certainement à produire pour une bonne part l’agressivité et la détresse que ces tendances prennent pourtant comme justification. On ne peut que craindre l’emballement d’une telle spirale de police du corps sur le plan de la destruction de la « confiance éducative » entre adultes et enfants.