Big Brother et les bébés : la vidéo surveillance légitimée par l'inquiétude des parents

 

Nicolas Murcier

Laurent Ott

 

Après avoir été, au cours du xxe  siècle, reconnue, valorisée et protégée, la petite enfance revêt en ce début de xxie  siècle un statut particulier, au même titre que l’enfance. Le jeune enfant, et plus généralement l’enfant, est maintenant un individu à protéger de lui-même mais également et surtout des autres, notamment de ses parents (ou de ses éducateurs) potentiellement maltraitants, incestueux… Selon Laurence Gavarini et Françoise Petitot[1], les enfants sont désormais considérés comme une « espèce en danger ». Actuellement, une autre figure de l’enfance se dessine, venant se juxtaposer à celle de l’enfant en danger : celle de l’enfant « dangereux » dont la société cherche à se prémunir ; le même enfant pouvant être, tour à tour ou simultanément, enfant en danger et/ou enfant dangereux. Ainsi, « l’obsession » actuelle de la délinquance, et sa mise sur le devant de la scène sociale et médiatique, donnent lieu à des recommandations de prévention à des âges de plus en plus bas [dès la crèche, selon l’inserm[2] et le rapport Bénisti[3]]. Il reviendrait aux professionnel-le-s de la petite enfance de repérer précocement les comportements qui pourraient caractériser le trouble des conduites et les comportements délictueux à venir mais également de suivre les familles dites « à risques » (toujours selon l’inserm).

 

Les progrès de la médecine ont permis de réduire considérablement la mortalité infantile ou la naissance d’enfants présentant un (ou des) handicap(s) très important(s). Le bébé en ayant acquis une importance fondamentale n’apparaît plus pouvoir venir au monde en dehors de structures sociales sécurisées et sécurisantes. Il doit être l’objet d’une surveillance maximale afin de réduire les risques d’accidents, voire les annihiler. Ainsi le fœtus et le bébé sont-ils observés, épiés, surveillés. La tendance actuelle sur fond idéologique du risque zéro et du « tout sécuritaire » qui a envahi les discours politiques et médiatiques risque d’avoir un impact important sur les institutions socio-éducatives.

 

Les institutions d’accueil de la petite enfance ont aujourd’hui, en plus de leurs missions d’accueil, de socialisation et d’éveil, également pour mission de prévenir, repérer et signaler tout signe de carence, de mauvais traitements et abus de la part des parents. Ces derniers apparaissent actuellement soumis à une double contrainte : d’un côté il leur est dit, surtout aux mères, qu’ils sont indispensables pour leur(s) enfant(s)[4] ; de l’autre, implicitement ou explicitement, « vous ne savez pas faire ». L’enfant est renvoyé à sa famille, mais sous le contrôle et la surveillance des différentes institutions d’accueil, et en leur sein des professionnel-le-s.

 

Dans ce contexte « sécuritaire », une double relation de suspicion peut apparaître[5].  D’une part, suspicion de non qualité de la prestation d’accueil de la part des parents, actuellement reconnus comme « clients » à défaut de l’être comme parents,  vis-à-vis des professionnel-le-s ; et d’autre part, suspicion de non compétence de la part des professionnel-le-s, vis-à-vis des mères comme du milieu familial. Apparaît d’un côté une logique marchande de production de service qui ferait des parents les « clients » des modes de garde ; d’un autre, une logique de police des familles qui engagerait les professionnel-le-s à imposer aux parents des idéologies et des « bonnes » pratiques en direction, notamment, des familles catégorisées « à risques » (selon l’inserm).

Hier l’amour du prochain et notamment des jeunes enfants évoqué par les professionnel-le-s de la petite enfance, sans qu’il ne soit jamais questionné, était valorisé et accepté comme un « en plus » d’une rémunération peu élevée et gage de l’attention portée aux bébés et aux jeunes enfants. Actuellement, il apparaît être banni du vocabulaire d’un nombre important d’institutions. Suspecté de tous les maux, de la perversion qu’il pourrait camoufler en son sein, son évocation pose question sans pour autant être questionnée. Les professionnel-le-s sont contraint-e-s dans un certain nombre d’institutions de taire leurs affects, leurs sentiments à l’égard des tout-petits qu’ils-elles accompagnent ; l’organisation interne de celles-ci cherchant à contrôler, à maîtriser l’expression des affects qui apparaissent dangereux pour les jeunes enfants, ne laissant guère la possibilité de les penser.

La crainte, par les institutions, de certaines exactions commises sur des enfants, notamment des abus sexuels, pousse à exclure la prise en compte des besoins affectifs des enfants, au quotidien. Les pratiques se font distantes, presque génériques, répétant souvent en institution, les « carences » déjà vécues dans la famille. Ce sont bien les enfants les grands perdants des surenchères sécuritaires : ils risquent de se trouver écartés des éléments de sécurité affective, de douceur et de tendresse qui sont pourtant essentiels à leur développement. Le "tabou" de l'affectif qui est en train de s'imposer par l'usage et le non dit dans les lieux de la petite enfance et de l'enfance (cette tendance est venue renforcer la carence traditionnelle en ce domaine de l'école primaire) procède d'un contresens fondamental : la tendresse de l'éducateur-trice est possible et non confusionnelle, comme l'avait parfaitement compris Emmi Pikler, tout comme Myriam David[6], car elle fonctionne autrement que celle du parent : c'est la tendresse qui est au service de la relation éducative (alors que c'est l'inverse pour les parents).

 

Cette récession du soin et de l'intérêt pour l'enfant en tant qu'être également affectif est par contre couramment compensée par les progrès de la surveillance. L'obsession de la surveillance satisfait en effet les exigences contradictoires de maintenir les enfants à distance tout en les gardant à vue. De ce point de vue, la mise en place dans certaines crèches, de caméras permettant aux parents de voir leur(s) enfant(s) en activités vient concrétiser encore davantage cette double contrainte.

Faut-il rappeler ce que la surveillance lointaine et vidéo de tout un chacun (et plus encore des enfants) a de choquant ? La relation éducative n’a de sens que dans la réversibilité. De ce point de vue, la caméra est un facteur de soumission à un grand Autre absent que l’on ne peut jamais observer. C’est Big Brother au sens propre et au sens figuré dans le sens où la famille peut traquer ce qui se passe à l’intérieur : à l’intérieur de la crèche, à l’intérieur des relations affectives et éducatives des enfants…

 

La caméra fait littéralement trou dans l’enveloppe psychique des êtres humains car elle organise une percée de l’extérieur vers l’intérieur. Cette percée peut être vécue quasi chirurgicalement : elle est alors blessure, angoisse, incompréhension. D’une façon générale, on ne devrait jamais accepter des mesures de surveillance qui ne permettent pas de surveiller le surveillant. Les caméras dans les crèches, comme dans toute autre institution socio-éducative, sont inacceptables car elles ne disent rien de qui observe et de ses motivations. La transparence, qui est l’idéal au nom duquel on les réclame (« s’il ne se passe rien de grave, diront certains parents, pourquoi les redouter ? »), est une fausse transparence, c'est-à-dire une transparence qui ne passe que par un seul côté.

 

Plus une population est observée, moins elle est en mesure de comprendre ce qui l’entoure et qui l’observe, pourquoi et dans quel but. Le savoir produit pour l'observateur est presque toujours un savoir qui échappe à la personne observée ; elle devient seulement l'occasion de l'accumulation d'un savoir sur elle dont elle est ignorante. Pire, la position d'être observé renforce la dépendance, décourage l'autonomie et désoriente.

 

Par ailleurs, l'observation quelle que soit sa motivation mise en exergue a toujours une dimension agressive ; dans la nature, un animal qui en fixe un autre longuement du regard est toujours perçu par celui qui est observé comme un prédateur. Le regard accentué est toujours une agression, un désir de rentrer dans l’autre, de le percer. Seule la parole permet d’humaniser le regard, et il est évident (et souhaitable) que les caméras ne parlent pas !

 

L’introduction de caméras dans les institutions de la petite enfance ne peut que nous amener à nous questionner sur la volonté de tout voir et de tout savoir sur la vie de l’enfant[7].  Cette volonté de tout savoir de son enfant, de sa vie, de son corps est une manifestation d'ingérence abusive, semblable au passage à l'acte d'une forme typique de débordements liés à la sexualité féminine et au fantasme de maîtrise du corps de l’enfant. Or ce type d'abus, dans notre société focalisée sur les formes d'abus liés à la masculinité, est rarement perçu ; il s'agit de la négation de l'autre comme être séparé. Il s'agit de nier la capacité de l'autre à savoir ce qui est « bon pour lui-même », et d'affirmer que seule la mère peut et sait ce qui est bon pour son enfant.

 

La présence de caméras jette sur les enfants et les adultes qui les prennent en charge au sein des institutions un regard inquisiteur, déshumanisé. Elle vient également remettre en question le contrat éducatif entre des parents et des professionnel-le-s. La première mission des établissements et services d’accueil pour jeunes enfants est de permettre aux parents de concilier vie familiale et vie professionnelle. L’accueil de l’enfant en collectivité ou chez un-e assistant-e maternel-le conditionne en effet, très souvent, la possibilité pour les deux parents d’avoir une activité professionnelle. Les parents délèguent donc les soins nécessaires à leur(s) jeune(s) enfant(s) à des professionnel-le-s « suffisamment bons » durant leur activité professionnelle. Cette délégation nécessite donc l’instauration d’une relation de confiance réciproque entre parents et professionnel-le-s dans le sens d’une co-éducation[8].

 

La séparation est un processus nécessaire à la construction psychique de l’enfant, mais il y a souvent confusion entre séparation physique et séparation psychique. La possibilité pour les parents d’avoir accès en direct à la vie en institution de leur enfant pose problème quant à la réalité de la séparation psychique. Dans une perspective féministe, l’installation de caméras en crèche ne concourt-elle pas à renvoyer encore l’enfant à sa mère ? Afin que celle-ci puisse être disponible pour son activité professionnelle, elle doit pouvoir suffisamment « oublier » son bébé en étant convaincu que ce dernier est dans une institution bénéfique pour lui au sein de laquelle il peut s’épanouir et grandir en son absence et surtout hors de son regard. Nous ne pouvons que rapprocher l’introduction de caméras avec l’idéologie, véhiculée largement actuellement, qui veut qu’un jeune enfant ne soit bien qu’en présence de sa mère[9], mais également du développement dans le discours médiatique et politique d’une idéologie sécuritaire, où la surveillance devient le mot d’ordre (installation de caméras dans les collèges et les lycées, dans les halls d’immeubles…).

 

Sur un plan philosophique, le grand mensonge de ce type de  télésurveillance est lié à la vision utilitariste et marchande de la relation éducative qui lui sert d'implicite : si on veut surveiller les personnels d’une crèche, c'est parce que l'on se réserve le droit de changer de crèche, de faire jouer la concurrence. À quand la même exigence pour les assistant-e-s maternel-le-s ? La protection de leur propre espace privé tiendra t-elle longtemps face à la légitimité du parent « client » de vérifier le travail effectué ?

 

  Le  droit de surveiller le-la professionnel-le se décline ainsi souvent sur le pseudo droit de celui qui paye ; ce n'est que le logique renversement de la tendance des professionnel-le-s à mettre en cause les compétences parentales. Bien entendu, la surveillance fait passer en silence le véritable fond du problème : si on veut tout surveiller c'est surtout parce que les parents et professionnel-le-s n'ont pas de véritable relation, peu de communication, et ne s'autorisent ni les uns ni les autres à créer ensemble et avec l'enfant un véritable projet… d'éducation.

 



Nicolas Murcier, doctorant à l’Université Paris viii, Laboratoire « Éducation, socialisation, subjectivation, institution », essi-lse. Allocataire de recherche cnaf, chargé de cours de sociologie, Université Paris xiii.

Laurent Ott, éducateur et enseignant, docteur en philosophie, chargé de cours en sciences de l’éducation, Université Paris x.

[1] Laurence Gavarini et Françoise Petitot, La fabrique de l’enfant maltraité. Un nouveau regard sur l’enfant et la famille, Ramonville Saint-Agne, Érès, 1998.

[2] inserm, « Troubles des conduites, chez l’enfant et l’adolescent », Paris, Éditions inserm, 2005. 

[3] Jacques Alain Bénisti, « Sur la prévention de la délinquance », Rapport de la Commission prévention du groupe d’étude parlementaire sur la sécurité intérieure, gesi, Assemblée Nationale, septembre 2005.

[4] Laurent Ott, Travailler avec les familles, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2004.

[5] Nicolas Murcier, « Les professionnel-le-s de la petite enfance : idéologies, mots d’ordre, modes. Sur quels savoirs s’appuie-t-on dans le champ de l’accueil des enfants et des relations avec les familles », Informations Sociales, Cnaf, n° 133, à paraître, 2006.

[6] Voir notamment l’ouvrage, Loczy : un nouveau paradigme ? L’institut Pikler dans un miroir à facettes multiples, sous la direction de Agnès Szanto-Feder, Paris, puf, collection « Le fil rouge », 2002.

[7] Voir à ce sujet le numéro de La lettre du Grape, « L’enfant transparent », Ramonville Saint-Agne, Érès, n° 54, décembre 2003.

[8] Frédéric Jésu, Co-éduquer : Pour un développement social durable, Paris, Dunod, collection « Enfances », 2004.

[9] Marie-Dominique Wilpert, « Bonne mère… au foyer », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, Grape, Ramonville Saint-Agne, Érès, n° 59, mars 2005, pp. 35-41.