Origine et évolution des conseils de parents

Frédéric Jésu

Chargé de mission « enfance familles »

Directeur de PARI-Parentalité

DASES de Paris

 

 

Pourquoi, comment et à quelles conditions la mise en place de conseils de parents au sein des crèches publiques peut-elle constituer une nouvelle occasion de promouvoir la coopération entre parents et professionnels ? Pour revêtir tout son sens, cette question doit tout d’abord prendre en considération que cette coopération ne va pas de soi.

 

Depuis son admission en crèche jusqu’à la poursuite de sa vie sociale vers l’école dite « maternelle », le jeune enfant se voit placé au cœur - voire être l’enjeu - d’interactions complexes entre la culture et les pratiques éducatives de sa famille et celles de l’institution qui l’accueille. Chacun de ces deux systèmes culturels tend à produire ses propres normes et, parfois, à vouloir les imposer à l’autre au nom de la représentation qu’il se fait du bien-être, immédiat ou à venir, de l’enfant. Les interactions qui s’en suivent peuvent prendre les formes extrêmes de l’évitement ou du conflit, ou des formes intermédiaires à travers lesquelles se négocient des rapports d’influences, des délégations éducatives partielles, des contestations plus ou moins feutrées, des conciliations progressives, des adaptations mutuelles et parfois, au bout du compte, de réelles coopérations.

 

L’histoire des crèches peut se lire en grande partie comme l’histoire de la reconnaissance, du rééquilibrage et de la pacification de ces interactions.

 

Depuis la création, en France, des premières crèches collectives - et, notamment, la constitution en 1846, par Baptiste Firmin Marbeau, adjoint au maire du premier arrondissement de Paris, de la « Société des Crèches » qui regroupe 14 d’entre elles - et jusqu’aux années 1970, on perçoit la permanence d’une tendance fortement normalisatrice de la part des responsables de ces établissements. Formulée au nom de la protection et de la santé physique puis psychique de l’enfant, cette tendance est aussi l’expression d’enjeux de société portant sur la place et le rôle des femmes et sur le contrôle social de l’éducation parentale, en particulier de celle prodiguée par les familles pauvres.

 

Marbeau assignait ainsi aux crèches la fonction d’« épurer le sang et les mœurs de la classe indigente », de la « moraliser en [la] secourant ». Parmi les conditions d’admission de l’enfant figuraient en première ligne la pauvreté, le travail hors du domicile et la bonne conduite de la mère, à laquelle une liste de 34 conseils était remise, où se lisait en filigrane une condamnation assez ferme des pratiques populaires de soins.

 

Le « Bulletin des crèches », périodique publié à cette époque pour promouvoir le développement des crèches et l’organisation de leurs pratiques, relayait cette méfiance à l’égard des conduites parentales. En voici deux extraits :

-          1849 : « dans tous nos asiles, il a été remarqué et consigné sur les registres des médecins que bon nombre d’enfants sortent le samedi en bon état de santé et reviennent malades le lundi parce qu’ils ont fait le dimanche avec leur famille ».

-          1851 : « à leur arrivée en crèche, le matin, les enfants seront aussitôt lavés et dépouillés de leurs vêtements de famille ». La propreté des enfants est en effet un sujet continuel de contestations entre les mères et les professionnelles, et il était reproché à certaines des secondes de se montrer trop tolérantes envers les premières, d’hésiter à contrarier leurs conceptions selon lesquelles la saleté bien dosée aide à conserver la santé (hypothèse d’ailleurs confirmée par une récente étude épidémiologique menée en Grande-Bretagne !).

 

Des visites au domicile des parents par les dames patronnesses sont d’ailleurs instaurées pour s’assurer de la continuation des bonnes pratiques promues par la crèche, pour contrôler le motif des absences des enfants et pour lutter contre les « caprices » ou les « intentions répréhensibles des parents ».

 

Près de 120 ans plus tard, les progrès en matière d’hygiène publique, l’introduction de programmes de vaccination efficaces, la découverte et l’utilisation des antibiotiques et la meilleure connaissance des conditions d’un développement psychoaffectif harmonieux des jeunes enfants ont considérablement réduit la mortalité infantile et permis d’amender certaines règles de puériculture (dont on connaît par ailleurs la grande plasticité au fil du temps). Si les pratiques familiales et professionnelles ont progressé en conséquence, l’étude du contexte de leurs interactions dénote cependant une certaine permanence au-delà des changements.

 

Dans un ouvrage de 1964 sur la « Psychopédagogie du premier âge », Irène Lézine estime ainsi que la directrice, le médecin et la psychologue de la crèche doivent « atteindre à travers les conduites des enfants les principes éducatifs des familles, redressant et modifiant ainsi, s’il y a lieu, certaines des conceptions éducatives répandues dans les milieux environnant la crèche ». Et, la même année, Françoise Davidson, directrice du service de PMI du département de la Seine, pointe régulièrement l’incompétence voire la nocivité de certains parents, et les inconvénients de leurs interventions : « l’enfant qui a quitté la crèche le vendredi soir adapté à l’alimentation réapparaît le lundi conditionné au biberon (…). Le personnel résigné reprend (…) la bataille qui avait paru gagnée deux jours avant ».

 

Entérinant des situations de fait expérimentées depuis les « crèches sauvages » de mai 1968, une circulaire du 16 décembre 1975 s’efforcera cependant de desserrer un peu le contrôle médical sur les établissements, de développer leur rôle éducatif vis-à-vis des enfants et de supprimer l’interdiction d’accès des parents aux locaux. La volonté de confier aux crèches une mission d’éducation sanitaire et directive à l’égard des parents, et surtout des mères, n’en reste pas moins dominante. À la même époque, différentes instances délibératives ouvertes aux parents sont peu à peu mises en place dans les établissements scolaires ; un décret en date du 28 décembre 1976 institutionnalise notamment les conseils d’école, dont les modalités d’élection des représentants de parents seront précisées par différents textes ultérieurs.

 

Un nombre croissant de parents, notamment dans les classes sociales aisées, tout en préférant recourir aux crèches collectives plutôt qu’aux assistantes maternelles (dont le statut est cependant créé par la loi de 1977), et peut-être même du fait de cette préférence, commencent à remettre en cause publiquement certains modes de fonctionnement qui y sont encore rencontrés : pouvoir médical abusif, interdiction souvent maintenue de l’entrée des parents dans les espaces de vie de leurs enfants, enfants encore déshabillés et revêtus des habits de la crèche, vaccinations intempestives sans consultation des parents, incursion de la crèche dans l’hygiène et les modes de vie familiaux, horaires trop stricts, contrôle régulier du travail de la mère, sentiment d’infantilisation par les savoirs des spécialistes, de dépossession voire d’enfermement de l’enfant.

 

Ces critiques sont souvent aussi excessives que s’avère abusif le maintien, ça et là, de certains des archaïsmes qu’elles dénoncent. En réalité, l’ouverture des crèches sur leur environnement ou, tout du moins, au dialogue avec les parents, apparaît comme une évolution certes lente, mais progressive et irréversible. En même temps que s’assouplissent les normes et que se démocratisent les pratiques en matière de relations sociales et éducatives, de nouveaux espaces d’échange et de parole se recherchent et se créent peu à peu entre les parents et les professionnels, entre les professionnels, et entre les parents eux-mêmes.

 

En juin 1983, une circulaire « relative à la participation des parents à la vie quotidienne des crèches » prend acte de ces évolutions et affirme que « la participation accrue des parents à la vie quotidienne des établissements d’accueil des jeunes enfants, notamment les crèches, a pour objectif d’améliorer la qualité de l’accueil des enfants. Elle doit éviter des ruptures dans la vie quotidienne de l’enfant et permettre aux parents de continuer à exercer leurs responsabilités vis-à-vis de leurs enfants. Elle doit aussi faciliter l’adaptation du fonctionnement des services (…) aux besoins des familles ».

 

La circulaire invite à cet effet les responsables tutélaires des crèches – qui, en application des lois de décentralisation, seront bientôt et le plus souvent les maires – à favoriser la présence des parents et leurs dialogues avec les professionnels à l’arrivée et au départ des enfants, à faciliter l’expression collective des parents (y compris au moyen de panneaux d’affichage et de la tenue de réunions) et à prévoir, sous la forme de conseils de crèches collectives ou familiales, la participation institutionnelle des parents à la vie des établissements. Réunis au moins une fois par trimestre, ces conseils doivent être consultés sur l’organisation intérieure, la vie quotidienne, les orientations pédagogiques et éducatives et les projets de travaux d’équipement de la crèche.

 

Les préconisations de cette circulaire furent appliquées et suivies de façon très variable d’une ville à l’autre, et ceci pour des raisons démographiques, sociologiques et politiques dont l’analyse reste à faire. En l’absence de travaux menés sur cette question, on fera l’hypothèse que ces disparités reflètent, en un lieu et un temps donnés, l’estime en laquelle les décideurs publics, les professionnels et les parents tiennent leurs possibilités de coopération, et l’ambition qu’ils accordent à leurs volontés croisées de s’inscrire dans une logique de coéducation à l’égard des jeunes enfants.

 

Toujours est-il que certaines villes, souvent de petite taille et responsables d’un petit nombre d’établissements, ont mis en place, à leur rythme, des conseils de crèche pendant que d’autres ont limité leurs efforts, ou leurs capacités, à institutionnaliser l’accueil des parents, le matin et le soir, ou à tenir des réunions de parents, souvent conçues et animées par la directrice, la psychologue, le médecin.

 

En l’an 2000, l’état des lieux et les points de vue des décideurs et des professionnels en matière de participation des parents étaient si contrastés sur le territoire national que le décret relatif aux établissements et services d’accueil des enfants de moins de 6 ans, tout en reconnaissant l’existence de conseils d’établissements, n’alla pas jusqu’à en instaurer le caractère obligatoire.

 

Le contexte le plus récent a pourtant vu se développer divers outils de la démocratie participative au niveau des institutions politiques (avec la création légale, en 2001, des conseils de quartier), au niveau des institutions sociales et médico-sociales (la loi du 2 janvier 2002 « rénovant l’action sociale et médico-sociale » y prévoit la mise en place de conseils de la vie sociale) et même au niveau des établissements de soins (à travers plusieurs dispositions de la loi du 4 mars 2002 « sur les droits des malades et la qualité du système de santé »).

 

En l’état actuel du droit, les établissements d’accueil de la petite enfance ne peuvent cependant compter - et c’est peut-être une chance relative – que sur les convictions de leurs protagonistes – élus, gestionnaires, professionnels et parents – pour construire les nouveaux outils de leurs échanges institutionnels. Ceux-ci ne peuvent qu’enrichir, par la vertu du partage, la palette des occasions de s’informer, de se consulter, de se concerter, d’adapter leurs contributions mutuelles à un accueil de qualité et bientraitant. La coéducation est en soi un projet auquel les cultures parentales et les cultures professionnelles peuvent puiser les motifs de mieux se connaître, mais aussi de s’ouvrir aux ressources de leur environnement et d’y ouvrir peu à peu les enfants.

 

À travers les droits et les devoirs qui sont les leurs, les parents ont en effet la responsabilité première de l'éducation de leurs enfants. Les professionnels auxquels ils les confient ont, quant à eux, la responsabilité d'organiser la vie quotidienne des services en fonction de l'intérêt de chaque enfant, mais aussi de tous les enfants ; et celle de construire un échange avec chaque père et mère, mais aussi avec l’ensemble des parents.

 

L’article 26 du règlement intérieur des crèches parisiennes pose comme principe que « tout au long du séjour de l’enfant, la/le responsable et son équipe encouragent la communication et le dialogue avec les parents en vue d’une prise en charge partagée et harmonieuse de l’enfant ». Comment étendre ce principe à la dimension collective, et pas seulement individuelle ou familiale, de l’accueil ? Et de quel type de participation veut-on aujourd’hui parler ?

- de la « participation financière des familles » ? Elle contribue de fait au budget des établissements et n'est pas sans influence sur les relations parents-professionnels.

- de la « participation des parents à la vie de la structure » ? Sans doute, au sens tout du moins que lui donne l’article 29 du règlement intérieur : « les personnes responsables de l'enfant ont accès aux locaux de vie des enfants, sous réserve du respect des règles d'hygiène et de sécurité (…) ; des réunions de parents sur des thèmes concernant la vie de l'établissement [peuvent être organisées à l'initiative du responsable de celui-ci] ».

- de la « participation institutionnelle des parents » ? Il s’agirait alors de rapprocher les parents et les professionnels, de les conforter dans une relation de « côte à côte » et de les considérer comme des membres à part entière, sinon égale, de cette communauté éducative centrée sur l’intérêt des jeunes enfants que constitue chaque crèche.

 

Face aux montées de l’individualisme et du consumérisme qui affectent les services publics, c’est certainement ce dernier type de participation qu’il importe aujourd’hui d’« accroître ». La coopération des parents et des professionnels s’avère en effet plus indispensable que jamais pour construire et garantir conjointement le bien-être et le développement des jeunes enfants, le respect de leurs rythmes essentiels, leur sécurité physique et psychologique, leur épanouissement et leur socialisation progressive. Cette coopération doit donc être conçue et mise en œuvre comme un objectif commun et partagé.

 

Le projet d’instituer des « conseils de crèche » est un moyen, parmi d’autres, d’atteindre cet objectif. Sa réussite suppose de mobiliser les convictions et l’adhésion des principaux concernés. Elle n’est pas acquise d’emblée. Les cultures, les attitudes et les contraintes des parents n’entrent pas spontanément en phase avec celles des professionnels. Moins qu’à les rapprocher magiquement, le conseil de crèche peut aider à créer un espace intermédiaire de délibération confiante et respectueuse entre les uns et les autres, et à se montrer ainsi utile et apaisant pour les enfants. Ouvert aux réalités sociales et familiales de tous, attentif à l’environnement institutionnel et curieux de son quartier, il peut aussi contribuer à stimuler la créativité des adultes et à explorer l’avenir.

 

C’est du moins ce dont il y a maintenant lieu de discuter, à Paris comme ailleurs …

 

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